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L’ombre de Fukushima plane toujours sur le Japon

L’ombre de Fukushima plane toujours sur le Japon

La vague noire a déferlé sur près de 600 kilomètres de côtes, atteignant par endroits près de 30 mètres et s’enfonçant jusqu’à plus de 5 kilomètres dans les terres.

Le jour du grand tremblement de terre de l’est du Japon. Très nombreux sont les Japonais à se souvenir de ce 11 mars 2011, de ce qu’ils faisaient précisément au moment où, à 14 h 46 et 23 secondes, le séisme de magnitude 9 a ébranlé l’archipel.

Son épicentre se situe au large des côtes de l’île de Honshu, à 130 kilomètres à l’est de la ville de Sendaï et à 32 kilomètres de profondeur. En l’espace de quelques heures, le Japon a affronté une triple catastrophe : un tremblement de terre, suivi d’un tsunami, qui a causé une catastrophe nucléaire aussi grave que celle de Tchernobyl en 1986.
 
Une puissante série de vagues s’est abattue seulement dix minutes après la secousse pour les premières zones frappées. La vague noire a déferlé sur près de 600 kilomètres de côtes, atteignant par endroits près de 30 mètres et s’enfonçant jusqu’à plus de 5 kilomètres dans les terres. Les préfectures d’Iwate, Fukushima et Miyagi ont été les plus frappées par le tsunami. Au lendemain de la catastrophe, le New York Times avait réalisé une animation montrant l’ampleur des destructions.
 
Une quarantaine de minutes après le séisme, une vague de 15 mètres de hauteur a frappé le site géré par la société Tokyo Electric Power Company (Tepco) situé sur la côte pacifique du Japon. Elle engendre un accident classé au niveau 7 — le plus élevé — sur l’échelle des accidents nucléaires. Les réacteurs 1, 2 et 3 (les seuls en service sur 6) s’arrêtent automatiquement après les premières secousses. Une série d’erreurs humaines et techniques provoquent la fusion de ces réacteurs dès les premières heures du 11 mars, comme l’a confirmé Naoto Kan, le premier ministre à l’époque de la catastrophe. Dès le lendemain, des explosions en série et des incendies provoquent des rejets massifs de radionucléides dans l’atmosphère.
 
Pourquoi ce désastre ?
 
Dans les jours qui suivent, 110 000 personnes sont obligées de quitter une zone de 20 kilomètres autour de la centrale. Cinquante mille autres décident de quitter d’elles-mêmes leur habitation par peur de la contamination radioactive. Le 15 mars, alors que la situation empire à la centrale, les autorités ont songé à évacuer toute la population dans un rayon de 250 kilomètres de Fukushima-Daiichi, soit plus de 50 millions de personnes. En 2012, une commission d’enquête parlementaire présidée par Kiyoshi Kurokawa a conclu que l’accident de Fukushima était un « désastre créé par l’homme ». Le rapport accablant pour les autorités mentionnait la « complaisance, l’absence de remise en cause de la hiérarchie, la collusion et la culture de groupe » au sein de Tepco pour expliquer une grande partie des causes de la catastrophe.
 
Quel est le bilan aujourd’hui ?
 
Selon les informations de la police nationale japonaise mises à jour le 10 mars, 15 894 personnes sont mortes et 2561 sont toujours portées disparues. Plus de 6100 autres ont été blessées. Sur les 470 000 personnes qui ont été évacuées à la suite du tsunami et des menaces radioactives, 174 000 résident toujours hors de chez elles, dont 100 000 pour la seule préfecture de Fukushima. Parmi celles-ci, 60 000 vivent dans des abris temporaires. Près d’un tiers des habitations détruites ont été reconstruites sur les hauteurs. Le gouvernement s’est également lancé dans un chantier aussi titanesque que coûteux de construction d’une digue sur la façade pacifique pour prévenir tout tsunami. Soixante-quinze pour cent des terres dévastées par le tsunami, mais potentiellement cultivables, ont recouvré leur usage, la production industrielle s’est relevée, mais le tourisme a chuté de trente-cinq pour cent dans les douze préfectures touchées.
 
Si des ordres d’évacuation ont été levés dans trois villages autour de la centrale, comme à Naraha, une dizaine de communes restent, en totalité ou en partie, interdites d’accès et de séjour la nuit, notamment à Futaba, Okuma, Tomioka, Namie. D’immenses travaux de décontamination sont en cours dans la préfecture de Fukushima depuis cinq ans et devraient durer encore plusieurs années. L’État japonais prévoit d’ouvrir un centre de stockage de 16 km2 sur les communes de Futaba et Okuma pour entreposer pendant trente ans 20 millions de m3 de déchets provenant de toute la province. Après, ils seraient transférés ailleurs. Mais le gouvernement peine à convaincre les propriétaires de prêter leurs champs pour cette décharge nucléaire. Et il ne sait pas où se situera la future localisation de cette poubelle géante après la durée des trente ans. La reconstruction a déjà coûté 25,5 trillions de yens, soit près de 300 milliards de dollars. L’État japonais prévoit de dépenser encore plus de 75 milliards sur la période 2016-2020.
 
Selon des informations de l’agence de presse japonaise Jiji, le coût de l’accident nucléaire et de ses conséquences s’élève à 3,46 trillions de yens, soit 40,5 milliards de dollars payés par l’État japonais, qui a sauvé de la faillite l’entreprise Tepco.
 
Quelle est la situation du parc nucléaire ?
 
Avant le 11 mars 2011, l’archipel disposait de 54 réacteurs. Aujourd’hui, onze vont être démantelés (dont les six de Fukushima-Daiichi), car trop endommagés, trop âgés ou situés sur des failles sismiques actives. Sur les quarante-trois restants, quatre ont été relancés depuis août dernier dans le sud et l’ouest du pays. Mais mercredi, à quelques heures des commémorations du 11 mars, deux unités ont été arrêtées sur l’injonction de la justice qui a motivé son jugement à la « lumière de l’accident de Fukushima ». C’est un revers de taille pour l’industrie nucléaire nippone et le premier ministre, Shinzo Abe, qui n’a jamais caché sa volonté de relancer les centrales du pays. Selon la feuille de route énergétique du gouvernement, le Japon ambitionne de produire 22 % de son énergie grâce au nucléaire. Pour atteindre cet objectif, il faudrait 30 à 33 réacteurs en fonctionnement d’après les calculs du cabinet d’experts Daiwa Securities CO. On en est très loin.
 
Au niveau local, dans les communes et les régions abritant des centrales, des résidents intentent de plus en plus des actions en justice pour s’opposer à la relance des réacteurs. Parmi les points invoqués, ils expriment d’abord des doutes légitimes sur la réalité des nouvelles normes de sécurité présentées comme les « plus strictes au monde » par les autorités. Ils évoquent notamment le manque de sérieux dans la prise en considération des risques de tsunami. Et ils s’inquiètent des plans d’évacuation des habitants en cas d’accident. Ils aimeraient que le gouvernement central, et non les autorités locales, définisse un rayon de 30 kilomètres autour des installations et prenne en charge ces opérations. Ces actions en justice ne font que commencer. Elles interviennent au moment où les dirigeants de Tepco vont être poursuivis en justice pour « négligence professionnelle ayant provoqué des morts et des blessures » en mars 2011. Fin février, la compagnie avait déjà dû présenter ses excuses pour avoir minimisé la gravité de l’état du coeur des réacteurs qui avait fondu. Depuis les années 70, la compagnie a un passif documenté d’omissions, de falsifications et de graves violations des règles de sécurité qui n’aide guère à motiver les populations locales pour la relance des réacteurs.
 
Quelle est la situation à la centrale ?
 
D’indéniables mesures de sécurisation et de nettoyage ont été entreprises sur le site par Tepco. Les taux de radioactivité ont baissé, mais il reste des zones encore très radioactives et les rejets en eaux contaminées se poursuivent dans l’océan Pacifique. Le démantèlement du site de Fukushima-Daiichi n’a pas réellement commencé. Tepco et ses centaines de sous-traitants qui interviennent au chevet de la centrale doivent faire face à deux problèmes majeurs.
 
D’abord, l’eau contaminée. Près de 800 000 m3 sont stockés dans plus de 1100 réservoirs. Les citernes qui fuyaient à la suite de malfaçons et de corrosion sont progressivement remplacées. Chaque jour, ce stock augmente de 300 m3 en moyenne en raison d’infiltrations d’eau souterraine dans les fondations de la centrale et du besoin en liquide pour refroidir les réacteurs. Pour empêcher que trop d’eau s’infiltre dans la centrale et s’écoule dans le Pacifique, Tepco a construit un immense mur de glace dans un long périmètre autour de la centrale, qui doit geler le sous-sol et emprisonner liquides contaminés et radioéléments. Le sol est en voie de congélation, assure Tepco.
 
Second problème d’ampleur, l’état méconnu des réacteurs. Après avoir sécurisé l’unité 4 et retiré de sa piscine de stockage près de 1535 barres de combustible, Tepco doit entreprendre des travaux autrement plus compliqués sur les réacteurs 1, 2 et 3. Il a commencé à enlever des débris sur les parties hautes des bâtiments, mais il doit procéder avec prudence dans un environnement où les niveaux de radioactivité sont très élevés et se chiffrent en sieverts. Un seuil immédiatement mortel pour l’homme. Car dans ces unités, le coeur des réacteurs a fondu, a percé l’enceinte de confinement. Tepco a reconnu qu’il ne savait où se trouvaient les coriums, ce magma ultra-radioactif, ni quel était leur état. L’année dernière, l’opérateur a dépêché des robots qui sont tous tombés en panne à cause des très fortes radiations. La situation instable de ces coriums fait dire à plusieurs experts et dirigeants politiques que l’accident de Fukushima-Daiichi n’est pas terminé. Chaque jour, entre 7000 et 8000 travailleurs interviennent à la centrale. Plus de 46 490 ouvriers ont été comptabilisés depuis le 11 mars 2011.
 
Quel est le bilan sanitaire ?
 
C’est la question qui divise de nombreux experts et commence à se faire de plus en plus pressante au fur et à mesure que le temps passe. Mais il est encore un peu tôt pour dresser avec précision un tableau général. Outre les victimes directes du tsunami et du tremblement de terre, plus de 3000 personnes, en majorité âgées, sont décédées des suites du stress lié à l’évacuation en urgence, à l’hébergement précaire, à la dégradation du niveau de vie, à la solitude ou se sont suicidées.
 
L’inquiétude principale concerne le cancer de la thyroïde chez les enfants de la préfecture de Fukushima. Cent seize cas ont été diagnostiqués sur une population de 300 476 enfants de moins de 18 ans entre octobre 2011 et avril 2015. C’est plus que ce qui est observé ailleurs au Japon, mais l’université de Fukushima se refuse à faire un lien avec une éventuelle contamination radioactive de la centrale.
 
S’agissant des ouvriers de la centrale, plus de 32 700 d’entre eux ont reçu plus de 5 millisieverts, un taux qui permet de demander des indemnisations si une maladie de type leucémie se déclare un an après la première exposition aux rayonnements. On sait qu’au moins 174 travailleurs ont reçu plus de 100 millisieverts. Cette norme constitue un seuil important défini à la lumière des enseignements de Hiroshima. À partir de 100 millisieverts, le risque de leucémie s’accroît considérablement. Donc, il est évident que, dans les mois et les années qui viennent, d’anciens ouvriers de la centrale vont déclarer des cancers. Il est évidemment impossible de savoir dans quelle proportion. À l’automne dernier, le gouvernement japonais a reconnu l’existence d’un lien entre la leucémie d’un ancien manoeuvre de Fukushima-Daiichi et son exposition aux rayonnements. Cinq ans après Fukushima, la santé s’invite de plus en plus dans le débat sur la relance du nucléaire.

Source: Libération