Au-delà du monde du travail où il s’agit de corriger les inégalités héritées de l’apartheid, la référence aux quatre "races" est très présente dans la vie quotidienne
Ouvrir un compte en banque, faire un virement, passer une radiographie, acheter un billet d'entrée dans un parc national ou remplir un constat après un accident... les Sud-Africains doivent toujours cocher une case pour dire s'ils sont "blancs", "indiens", "métis" ou "noirs", comme sous l'apartheid.
Plus de vingt ans après l'abolition des dernières lois régissant leur vie en fonction de la couleur de leur peau, ils sont quotidiennement classés selon les quatre "races" arbitrairement fixées depuis 1950 par les architectes du régime ségrégationniste de l'apartheid.
"C'est grotesque, absurde. C'est ridicule que cette classification existe toujours. Ces catégories raciales n'ont aucun sens", s'emporte David Benatar, responsable de la chaire de philosophie à l'Université du Cap, pour qui "renforcer la pensée raciale est dangereux".
Pourquoi a-t-on continué à utiliser ces critères raciaux --dénués de base scientifique-- après l'arrivée au pouvoir du Congrès national africain (ANC) en 1994, alors que l'idéal de la lutte contre l'apartheid était justement de les abolir?
"Les habitudes ont la vie dure", soupire le philosophe, évoquant même une certaine "addiction" de ses compatriotes.
"Ce que beaucoup de gens espéraient, c'est que la société évoluerait, puisque la +déracialisation+ était une pierre angulaire de la lutte contre l'apartheid (...). Mais depuis 1994, rien n'a changé", témoigne Gerhard Maré, qui dirige le Centre de recherche sur les races et les identités.
Mais, constate-t-il, "les objectifs sont différents aujourd'hui: l'ANC dit que nous devons faire des discriminations pour corriger l'héritage de l'apartheid, et pour ce faire nous devons discriminer entre les races aussi". Et donc continuer à les distinguer.
De fait, une bonne partie des lois adoptées ces dernières années, notamment celles qui instituent une "discrimination positive" destinée à promouvoir les populations les plus lésées par l'ancien régime, font clairement référence à ces quatre catégories raciales. En particulier le programme d'"émancipation économique des Noirs" (BEE) qui les favorise dans la vie professionnelle.
"L'ironie de la chose, c'est que les catégories ne sont définies dans aucune de ces lois, parce que, bien sûr, c'est impossible" sauf à revenir aux théories racistes de l'apartheid et à son tristement célèbre "test du crayon" (si un crayon placé dans la chevelure d'une personne au teint mat ne tombait pas par terre, elle était considérée comme "non-blanche"), note Lucy Holborn, chercheuse à l'Institut sud-africain des relations entre les races (SAIRR).
"En fait, tout le monde peut déclarer n'importe quoi", sourit-elle. "Si vous êtes blanc, vous pouvez dire que vous êtes noir!" Mais on s'en apercevrait sans doute assez rapidement...
"Nous sommes tombés dans le piège de la pire forme de politique identitaire, au lieu de transcender --pas de nier, mais de transcender-- les visions du passé", s'est récemment désolée Mamphela Ramphele, une intellectuelle issue du mouvement de la Conscience noire de Steve Biko qui se lance désormais en politique face à l'ANC.
Car au-delà du monde du travail où il s'agit de corriger les inégalités héritées de l'apartheid, la référence aux quatre "races" est très présente dans la vie quotidienne.
Pour les banques, c'est une obligation légale liée à la discrimination positive. Mais ailleurs, comme dans les parcs nationaux, à la police ou à l'hôpital?
Quand on s'interroge devant un formulaire comportant les quatre cases correspondant --au choix-- à la race ou au groupe ethnique, les réponses varient, allant de "c'est un vieux formulaire" à "ce n'est pas obligatoire", en passant par des "où est le problème?" parfois incrédules, parfois irrités.
Aujourd'hui, la classification raciale sert surtout à nourrir les statistiques. A la plus grande joie des chercheurs.
Et même si la réponse est souvent facultative, les Sud-Africains ne rechignent pas à annoncer la couleur, selon Isaac Phaahla, porte-parole de l'office des parcs nationaux (SanParks). "Les gens savent généralement qui ils sont et que la question n'est pas destinée à nuire à quiconque, mais qu'elle est réellement destinée à nos registres."
Plus généralement, garder la référence aux races permet de mesurer les progrès de l'Afrique du Sud post-apartheid.
Et comme le constate la sociologue Lucy Holborn, "les gens ne se mélangent pas beaucoup, et c'est une des raisons qui rendent aisées ces distinctions entre Noirs, métis, Indiens et Blancs".