Le Qatar et Ennahda soupçonnés d’encourager les jeunes salafistes à quitter le territoire pour mieux se débarrasser d’eux
Après les maintes révélations sur des combattants tunisiens affluant par dizaines via les frontières syriennes, passant par un long périple de recrutement et d’entrainement, Tunis tente d'endiguer les départs de ces jeunes pour le front syrien.
Le nombre de jeunes Tunisiens partis pour la plupart rejoindre le Front al-Nosra, inscrit par Washington sur la liste des organisations terroristes, et accomplir le soi-disant "djihad" n'est pas même connu. Le chef du gouvernement, Ali Layaredh, affirme être dans l'incapacité de citer un chiffre.
"Un lavage de cerveau"
Un jeune Tunisien de 24 ans affirme avoir "ramassé un peu d'argent, 1000 dinars ", et être parti avec l'aide d'un "ami" rejoindre les rangs de Jabhat Al-Nosra, qui, dit-il, l'a "très bien accueilli".
Invité jeudi 28 mars de l'émission "Au-delà de l'événement", sur la chaîne Wataniya, Hamza Ben Rajeb se défend tout de même d'avoir été l'objet d'un "lavage de cerveau". Ce jeune a une particularité : il est en fauteuil roulant, handicapé. Paniquée par son départ impromptu pour la Syrie, sa famille a remué ciel et terre pour le faire revenir. Son frère a pleuré sous l'œil des caméras, son père s'est emporté : "C'est quoi, cet islam qui envoie mon fils handicapé combattre ?" Au bout d'une semaine passée à Idlib, près d'Alep, au nord-ouest de la Syrie, où il était parvenu via la Libye, puis la Turquie, Hamza a fini par être renvoyé par le Front Al-Nosra. "Ils n'ont pas accepté que je reste", murmure-t-il.
Les familles brisent le silence
Des familles ont commencé à briser le tabou du silence, et certaines, épouvantées par les sites Internet salafistes qui diffusent des dizaines de vidéos glorifiant les jeunes Tunisiens morts en Syrie en "martyrs", ont déposé des dossiers devant la Ligue tunisienne des droits de l'homme. Parfois, ces familles apprennent la mort de leur proche par un simple appel, ou par un CD dans lequel elles découvrent, horrifiées, le visage de leur fils, frère ou neveu sous leur nom de guerre.
Tous les milieux sont concernés. Pas seulement les habitants des cités pauvres comme Aladin Y., un jeune résident du quartier populaire de Bab Djazira, à la périphérie de la Médina de Tunis, qui dit avoir vu partir en peu de temps "quatre copains de moins de vingt ans".
Sous le couvert de l'anonymat, un haut gradé de l'armée tunisienne a confié au Monde son désarroi depuis que son neveu, un étudiant de 23 ans, a disparu du jour au lendemain. "Mon frère est militaire, ma belle-sœur aussi, ils deviennent fous, raconte-t-il. Ils n'ont rien vu. Mon neveu est parti subitement en janvier, il a téléphoné au bout de quelques jours en disant qu'il était en Syrie et que tout allait bien. Depuis, il a rappelé peut-être deux ou trois fois, mais nous ignorons s'il est toujours vivant, blessé, ou mort." "C'est épouvantable, ajoute-t-il, parce que rien, dans son comportement, ne nous avait alertés."
Abderrahmane, syndicaliste et ancien militant de la cause palestinienne, a lui-même entraîné par le passé des jeunes Tunisiens dans des camps libanais. Est-ce son expérience qui lui a fait flairer un danger pour son fils ? "Des salafistes sont venus lui rendre visite plusieurs fois... Ma femme et moi avons commencé à lui parler", explique-t-il doucement.
Le Qatar et Ennahda soupçonnés
Vu l'ampleur de ce phénomène, le parquet tunisien a annoncé, le 25 mars, l'ouverture d'une enquête sur les "réseaux" qui aideraient ces jeunes à rejoindre les groupes armés. Personne ne croit aux départs spontanés et isolés. Les soupçons sur des réseaux d'enrôlement visent le Qatar, des prédicateurs, et même le gouvernement tunisien dirigé par le parti relevant des Frères musulmans Ennahda, accusé d'encourager les jeunes salafistes à quitter le territoire pour mieux se débarrasser d'eux.
Le 27 mars et sous la pression des familles, le ministre de l'intérieur, Lotfi Ben Jeddou, a précisé devant l'Assemblée nationale, que des "cellules de crise" avaient été mises en place "pour surveiller les activités terroristes aux frontières et dans le maquis face à la montée du courant salafiste extrémiste". Ces cellules devront également enquêter sur les réseaux qui enrôlent les jeunes pour aller combattre en Syrie.
Source : Le Monde