Entretien avec Mohamed-Rédha Mézoui, géo-stratège de renom, professeur émérite à l’université d’Alger.
Rien n’est éternel. La paix pas plus que la guerre, les descentes en lice pas plus que les négociations. La Syrie ne fait guère exception, même si, parfois, certains doutes me harcèlent comme ils vous harcèlent, lisant, une énième fois, de bien sinistres actualités sur les effusions de sang autour de Damas, Homs ou Alep, dans les grandes villes et les campagnes profondes.
Le mois de mars a été particulièrement sanguinaire avec des estimations s’élevant à un peu plus de 6 000 morts. On nous parle d’une guerre civile, ce qui est archifaux. Une guerre est proprement civile lorsqu’elle oppose les membres d’une seule et même société qui, vulgairement parlant, « se la jouent entre eux ». Or, le conflit syrien est dès ses débuts alimenté par des groupuscules terroristes islamistes armés et financés par l’Occident et les pétromonarchies qui ont déjà « efficacement » œuvré en Irak et en Lybie.
Que voit-on maintenant ? Les pyromanes semblent être effrayés par l’immense brasier qu’ils ont déclenché de leur propre chef. Ainsi, James Clapper, directeur national du renseignement (DNI), constate une fissure des plus importantes au sein de l’opposition, facteur qui selon lui catalyserait le processus de fragmentation intrasociale s’il advient que les partisans de Bachar Al-Assad finissent par être vaincus. Bien plus, il s’avère que des groupuscules islamistes radicaux (j’ai apprécié le voisinage de ces deux adjectifs) occupent à l’heure actuelle treize provinces de la Syrie qui n’en a que quatorze.
Le décryptage du message est bien simple. Si M. Al-Assad reste au pouvoir, il faudra reconnaître la première grave défaite moyen-orientale de l’Occident depuis 2001. Si l’opposition a raison des forces gouvernementales, la Syrie sera quand même une défaite avérée puisque n’importe quelle personne sensée relèvera avant tout le chaos qui de toute façon y régnera en en faisant grief aux principaux commanditaires.
Entre temps, on vient d’apprendre que l’armée syrienne a effectué une percée conséquente dans le nord du pays, information que vous ne retrouverez certainement pas dans les médias français qui préfèrent relater les prouesses des rebelles et des djihadistes à Doha ou à Deir Ez-Zor, cette dernière ville étant à ce jour transformée en champ de ruines.
On vient d’apprendre, par ailleurs, l’intention de la Jordanie, séduite par les pétrodollars saoudiens, d’armer l’ASL. Il y a donc autant matière à désespoir qu’à optimisme, il suffit de trancher pour la bonne optique. Dans le souci d’offrir un éclairage plus concret du pronostic syrien, j’ai demandé à M. Mohamed-Rédha Mézoui que certains lecteurs connaissent déjà d’intervenir. Géo-stratège de renom, professeur émérite à l’université d’Alger, voici sa vision.
La VdlR. Pensez-vous que le conflit syrien pourrait à terme dévier en un véritable carnage interethnique et interreligieux ? Que pensez-vous de l’hypothèse de M. Meyssan selon laquelle le conflit va s’étendre à très-très long terme rappelant en quelque sorte la dynamique d’une guerre de Cent Ans ?
M. Mézoui. Je privilégierais l’analyse de M. Meyssan qui a l’air d’être très solide. D’une part, tout le monde a formulé l’hypothèse que le régime syrien s’écroulerait comme un château de cartes au premier coup de vent. Et là, par contre, on se rend compte qu’il s’agit d’un régime qui tient parfaitement. D’autre part, on rentre en plein dans la perspective de la tentative de construction du grand Moyen-Orient voulu par les Américains. Je pense en plus que l’utilisation d’instruments juridiques légaux internationaux – comme ce fut le cas en Lybie – qu’est en fait le Conseil de sécurité a montré ses limites et a montré la manipulation de cet instrument en tant que tel, ce qui fait qu’aussi bien la Russie et la Chine s’opposent à toute intervention armée, c’est-à-dire directe.
En outre, j’estime que cette intervention qui dure depuis déjà plus de deux ans a également montré que la position aussi bien de la Russie que de la Chine a porté ses fruits parce que pour le G8, l’armement de la rébellion est une chose tout à fait acceptable. Les acteurs se découvrent donc aussi bien la France que la Jordanie ne sont que des pivots, des satellites. En se découvrant, ils se mettent en avant et on voit maintenant à merveille comment va ce jeu d’échecs, cette reconstruction radicale du monde.
La VdlR. Comment est-ce que vous voyez le sort ultérieur de Bachar Al-Assad à la lumière du sort qui avait frappé ses voisins irakien et libyen ?
M. Mézoui. Je crois qu’on ne peut pas faire de comparaisons hâtives. En réalité, le régime syrien a affaire à des mercenaires islamistes favorisés par les Américains au niveau même de leurs ambitions hégémoniques. Une telle situation est sans précédent et n’en reprend aucune autre. On ne peut pas non plus la comparer à celle de la Turquie où les islamistes sont en effet arrivés au pouvoir mais ceci s’est fait dans le cadre d’une Constitution laïque qui est une sorte de garde-fous, un cap à ne pas franchir. Après, s’il le franchit, ça posera un autre problème. En somme, on voit donc que la soi-disant politique qui est appliquée est celle du chaos.
On sème le chaos pour reconstruire après à sa guise. Cette fois, ce processus de chaotisation enveloppe le peuple syrien qui est un peuple extrêmement tolérant, maître d’un pays où les religions vivent en parfaite harmonie. Dans la grande ville de Damas, il y a trois cultes qui coexistent et ont toujours coexisté : le culte judaïque, le culte chrétien et le culte musulman (…). Cette harmonie interconfessionnelle est en train de se détruire. On le voit par exemple avec le Liban quand on a poussé les Syriens à partir. Maintenant pour ce qui est des frontières, on est en train de subir des contrecoups des frontières héritées du colonialisme qui n’ont aucune relation avec la nature authentique des Etats artificiels. Car ces frontières sont artificielles et on le voit très bien à l’exemple de la Jordanie qui était tout à l’heure en question.
La VdlR. Comment voyez-vous le rôle de la Russie dans le conflit syrien? J’entends son rôle sur le sol syrien réalisé, par exemple, à travers le déploiement de missions humanitaires. Toujours selon M. Meyssan, il semblerait que c’est à la Russie qu’il incomberait de se soucier ultérieurement de la Syrie quand l’Occident se résoudra à lâcher définitivement les rênes. Comment verriez-vous cette prise en charge, bien que le mot soutien soit préférable à l’égard d’un pays entièrement souverain…
M. Mézoui. Si on considère la donne nord-coréenne actuelle, on s’aperçoit qu’il y a un net recul des Américains sur leur volonté de faire tomber le régime syrien. Pour ce qui est de la Russie, dans ce contexte-là, on voit qu’elle a d’emblée un grand rôle sur le grand échiquier du monde. On voit, d’une part, comment la Corée a surgi, on constate que l’étau qui étouffait jusque là la Syrie s’est desserré grâce à l’intervention d’acteurs tels que la Chine et comme la Russie. Cette dernière a un grand rôle à jouer par rapport à la Syrie et je crois qu’elle pourrait, de par la fermeté de sa position, arriver à arrêter ce carnage, cette révolution à la carte…
D’ailleurs, la Russie a été la première à la subir cette révolution avec la chute du Mur de Berlin, les multiples tensions avec les Pays Baltes, etc. Il est clair qu’elle reprend aujourd’hui de la crédibilité au niveau international en tant qu’acteur et je pense que pour jouer la réconciliation au niveau de la population syrienne, la Russie a un rôle à jouer des plus cruciaux.
Le scénario syrien ne ressemble à rien. Il incarne à la fois le point de culmination de l’hypocrisie occidentale dans toute sa splendeur, mais aussi ce point de non-retour qui implique un dénouement chaotique dans le style « advienne que pourra, dès lors, nous n’y sommes pour rien ». La question qui se pose donc est de savoir si oui ou non la Russie sera en mesure de jouer ce rôle de pompier que lui attribue, entre autres, M. Meyssan.
Source: la Voix de la Russie