Le projet du centre commercial consistait à cacher une statue d’Atatürk et de ses soldats : un monument symbolique pour les laïques et l’abolition de la place Taqsim pour l’empêcher d’être le symbole de la laïcité.
La Turquie a désormais sa propre place Tahrir: la place Taqsim. Certes, ce n’est pas la place Tahrir de l’Egypte qui a provoqué la chute du président Hosni Moubarak, mais c’en est une dans le sens propre du terme pour la Turquie.
Sans doute les responsables du Parti de la Justice et de Développement ont cru que les 50% qu’ils ont obtenus lors des élections législatives il y a deux ans étaient suffisantes pour contrôler le destin et les aspirations des 50% restants.
Ainsi le parti de la Justice et du Dévelopement s’est recouvert d’une feuille de vigne démocratique réduisant le processus démocratique à une simple opération de calcul et la victoire d’une majorité à un résultat numérique.
Or ce qui s’est passé à la place Taqsim à Istanbul a renversé la table sur le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan qui se croyait épargné de ce genre de protestations populaires.
Ce qui s'est passé est exceptionnel dans tous les sens du mot.
Durant dix années, un seul slogan a prévalu : celui du développement économique et de la stabilité politique. Dans le développement, la croissance a diminué en 2012 de huit à neuf pour cent pour n’atteindre que trois pour cent. Quant à la stabilité politique, celle-ci a été secouée à Rihaniyya il y a un mois et depuis deux jours les Turcs ont inauguré leur premier jour de division.
Le soulèvement populaire du 1er Juin a marqué le premier Non face à l'augmentation de l'autorité du parti de la justice et du développement. Et la question qui se pose quelles sont les raisons sous-jacentes qui font de ce soulèvement de Taqsim une conséquence naturelle et inévitable ?
La réponse est apportée par le chroniqueur du quotidien asSafir spécialiste dans les affaires turques, Mohammad Noureddine qui propose cinq raisons :
1- « Les politiques et les représailles répressives poursuivies par Erdogan envers les groupes laïcs au cours des dix dernières années.
Ainsi le parti de la Justice et du Développement a tout fait pour modifier le système des valeurs laïcs et le remplacer par un système de valeurs religieuses. En effet, il a changé le système éducatif en favorisant les écoles religieuses et y formé une génération de guerrier pieux. Il a touché aux libertés publiques en empêchant les publicités sur les boissons alcooliques, ou en interdisant leur vente dans des lieux spécifiques.
Et si le soulèvement de la place Taqsim était motivé par l’opposition à la construction d'un grand centre commercial sur le parc public et au changement d'un réseau de transport, la réalité est que ce projet consistait à cacher une statue d'Atatürk avec ses soldats : un monument hautement symbolique pour les laïcs. De meme pour l'abolition de la place Taksim qui vise a l’empêcher d’être le symbole de la laïcité.
Le soulèvement de Taqsim a donc éclaté pour empêcher l’islamisation de l’Etat et la perte des acquis laïcs exposés à un grave danger, et ce en dépit de leurs applications déformées dans le passé.
2- la colère populaire le 1er Juin a exteriorise une protestation qui enflait dans la poitrine de plus de 20 millions d'alaouites, pour qui les slogans de la liberté, de la réforme et de la démocratie, exprimés par le Parti de la Justice et du Développement n'ont pu réussir à traduire une seule de leurs demandes durant les dix années de son règne au pouvoir.
Et la preuve que le parti de la Justice et du Développement n’a nullement l’intention de changer sa politique discriminatoire à l’égard des Alaouites est la décision du Premier ministre de baptiser le nouveau pont censé être construit au-dessus du Bosphore, de sultan Sélim I, connu dans l'histoire ottomane d’être «le meurtrier et le boucher des alaouites».
Autrement dit, Erdogan n'a pas pris en considération les sentiments de toute une communauté, réputée historiquement pour avoir étouffer sa colère et son oppression. Bien au contraire, il a adopté une approche sectaire envers la question alaouite. Comment un chef de gouvernement dans un pays démocratique ose –t-il agir ainsi? Qu'est-ce que cela veut dire?
3 - L'une des raisons fondamentales du soulèvement de Taqsim est les pratiques restrictives de la liberté de la presse et de la liberté d'expression. La Turquie est le premier pays au monde de par son nombre de journalistes détenus dans les prisons, sans compter que les journalistes subissent la pression de l’Etat quotidiennement. En plus, tous les opposants à la politique du gouvernement sont soit expulsés de leurs lieux de travail ou empêchés d'apparaître à l’écran.
Ainsi, n’est-il pas significatif que l’acteur Khaled Ergintch, qui a joué le rôle du Sultan Soleiman alQanouni ( Soliman le Magnifique) dans la série «Le Harem du Sultan» d’être parmi les protestataires à la place Taqsim pour dénoncer la politique d'Erdogan, sachant qu’il a été fait l'objet d'une campagne feroce de la part M. Erdogan qu’il l’a accusé de déformer l'image de ce Sultan au point d’interdire la diffusion de la série sur les écrans de télévision ?
4 – L’acharnement du parti de la Justice et du Développement contre l'armée et sa volonté de reduire son rôle influent. Et ce, en la vidant de tous les officiers de l'armée appartenant à la période précédente et en introduisant des éléments loyaux aux islamistes, ce qui a provoqué la démission de centaines d’officiers, en particulier dans l’armée de l’air et navale.
De plus, les généraux capturés depuis plusieurs annees pour tentative de coup d’Etat attendent toujours leur procès . Ce qui pour le peuple turc prouve la maltraitance volontaire du gouvernement envers une institution jadis estimé comme prestigieuse : l’armée turque qui est devenue un outil malléable entre les mains de M. Erdogan et de son parti.
5 – Enfin on ne peut ignorer la politique étrangère du gouvernement, en particulier concernant le dossier syrien, surtout que la politique d'Erdogan - Davutoglu envers la Syrie a causé des dommages économiques dans les provinces frontalières, a augmenté les risques d’insécurité, comme par exemple le dernier attentat-suicide à Rihaniyya qui a provoqué la mort de 52 turcs. Ou pire encore, la montée du sectarisme et du confessionnalisme avec l’évolution de la crise syrienne , sans compter l’assujettissement à la politique américaine.
A vrai dire, la politique de la Turquie envers la Syrie a permis l'impensable : l’accueil de la Turquie de miliciens du Front alNsora au point que même Davutoglu n'a pas hésité à les défendre en prétendant qu’alNosra est résultat de la situation en Syrie et non une cause ».
Tous ces facteurs ont contribué à l'explosion de qui s'est passé hier.
Et après ?
Peut-être que dans le langage des chiffres, le pouvoir du parti de la justice et du développement n’est pas proprement dit menacé. Toutefois, il est certain qu’Erdogan ne peut plus se permettre d’avoir la même approche jusqu'ici envers les questions laïque ou alaouite ou celles de l’armée ou encore de la liberté de la presse.
Le soulèvement populaire du 1er Juin a certes profondément secoué le pouvoir du Parti de la Justice et du Développement et est censé influer sur le comportement du parti car si ce dernier refuse de changer d’attitude, le pays sera entraîné dans véritable Printemps turc.
Quant à sa position envers la Syrie, le gouvernement ne changera point sa politique envers Damas : la chute du président Bachar alAssad est un principe de base pour Erdogan.
Mais cela ne signifie pas qu'il n'y aura pas une revision dans la façon de traiter avec le dossier syrien : la priorité aux affaires intérieures de la Turquie primera sur celle des affaires étrangères sans toutefois influer sur la totale implication d'Istanboul en Syrie.
Sans doute, la plus grosse erreur que risquerait Erdogan de faire serait de lier les événements de la place Taqsim à la situation en Syrie, alors que les facteurs internes représentent plus de 75 pour cent d'entre eux.
Probablement ce qui irrite Erdogan dans le soulèvement du 1er Juin c’est que l'image de la Turquie a été endommagée par les scènes d’affrontements violents à la place Taqsim transformée en scénes de guerre, alors qu’il s’estimait maître en manipulation des médias et de son image.
Erdogan se trouve dans une position interne délicate, voire menaçante, s’il n’écoute pas les cris de colère de son peuple et refuse des concessions aux Alaouites et aux laïcs.
La balle est dans le camp Erdogan car désormais il y a un avant 1er Juin, et un après..
Traduit du quotidien AsSafir