« Ce qui se passe en Turquie c’est une révolte de la dignité par des gens méprisés par le Premier ministre »
La contestation qui agite la Turquie a exposé les divergences au sommet de l'Etat entre le très ferme Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, cible préférée des manifestants, et le plus conciliant président Abdullah Gül, rivaux potentiels pour la présidentielle de 2014.
Depuis les premiers tirs de gaz lacrymogène vendredi aux abords de la place Taksim d'Istanbul, le chef du gouvernement turc est resté fidèle à son image. Sûr de son poids électoral --son parti islamo-conservateur a récolté 50% des voix aux élections générales de 2011--, ferme, provocateur même.
Pas question de céder aux "extrémistes" ou à une "bande de vandales", a-t-il répété sur tous les tons, avant de s'envoler pour une tournée de quatre jours dans les pays du Maghreb comme si de rien n'était. "A mon retour de cette visite, les problèmes seront réglés", a-t-il même assuré lundi depuis Rabat.
"C'est très blessant d'être traité de cette façon", estime Ahmet Insel, politologue à l'université Galatasaray d'Istanbul en rappelant que la masse des protestataires est constituée de jeunes laïcs non politisés.
"Ce qui se passe en Turquie c'est une révolte de la dignité par des gens méprisés par le Premier ministre", ajoute-t-il, "il a du mal à contenir son langage agressif et arrogant qui passe mal au sein d'une frange importante de la société".
Sans surprise, le ton très ferme, presque méprisant, du chef du gouvernement a concentré l'hostilité des manifestants sur sa seule personne. Et des dizaines de milliers de personnes se déversent chaque jour dans les rues dans de nombreuses villes du pays aux cris de "Tayyip, démission !"
A la faveur du déplacement de M. Erdogan, le chef de l'Etat Abdullah Gül et le vice-Premier ministre Bülent Arinç ont tenté de réparer les pots cassés en imposant un autre ton, plus accommodant, à la tête de l'Etat.
Convoqué au palais présidentiel par M. Gül, le numéro deux du gouvernement a présenté des excuses pour les manifestants blessés et tenté de désamorcer les critiques en assurant que le pouvoir avait compris les "leçons" des événements.
Rivalité
Garant de l'unité du pays, le président a lui aussi pris le contrepied du Premier ministre, accusé de dérive autoritaire et raillé par ses opposants comme un "nouveau sultan". "La démocratie ne se résume pas aux élections", a lancé M. Gül, "il est tout à fait naturel d'exprimer des opinions différentes (...) par des manifestations pacifiques".
Pressé de réagir à ces propos, M. Erdogan n'a pas caché son inconfort. "Je ne sais pas ce qu'a dit le président, mais pour moi la démocratie vient des urnes", a-t-il lancé.
Ce n'est pas la première fois que les deux hommes sont pris en flagrant délit de contradiction. Au cours des derniers mois, M. Gül, 63 ans, et M. Erdogan, 59 ans, se sont opposés publiquement sur l'opportunité de lever l'immunité de députés kurdes, ou encore sur l'interdiction d'une manifestation à Ankara.
Ces deux compagnons de route ont pourtant longtemps évolué ensemble en politique, incarnant la tendance réformiste au sein de l'islam politique, étaient inséparables. Ils ont notamment participé à la création du Parti de la justice et du développement (AKP), arrivé au pouvoir à la faveur des élections de 2002.
Mais la perspective de l'élection présidentielle de 2014 a brouillé cette parfaite entente.
Réputé proche, comme M. Arinç, de la puissante confrérie musulmane de Fetulllah Gülen, Abdullah Gül se verrait bien rempiler. Mais Recep Tayyip Erdogan, qui tient l'AKP, envisage lui aussi de briguer une présidence aux pouvoirs renforcés, empêché par les règles de son parti de rester à la tête du gouvernement au-delà de 2015.
Dans l'ombre, la bataille est lancée, très ouverte.
"M. Erdogan a été affaibli par cette crise et son accession au poste de président est compromise", tranche Deniz Zeyrek, éditorialiste au quotidien libéral Radikal, alors que M. Gül "a consolidé son image de démocrate".
"La Turquie pas une démocratie de seconde classe"
Mardi soir, le chef de la diplomatie turque, Ahmet Davutoğlu, a eu un entretien téléphonique avec son homologue américain John Kerry pour lui faire part de l'insatisfaction d'Ankara après une série de commentaires de Washington sur les manifestations en Turquie.
"La Turquie n'est pas une démocratie de seconde classe", a notamment affirmé M. Davutoglu à M. Kerry, selon un diplomate turc sous le couvert de l'anonymat, cité par l’AFP.
Le ministre turc a reproché aux Etats-Unis d'avoir dépeint les manifestations antigouvernementales qui secouent la Turquie depuis six jours comme une "situation extraordinaire", estimant que des mouvements de protestation similaires avaient lieu dans d'autres pays, comme le mouvement Occupy Wall Street en 2011 aux Etats-Unis.
M. Davutoglu a également informé M. Kerry qu'une enquête était en cours concernant un usage excessif de la force par certains éléments de la police turque.
Washington s'est exprimé à trois reprises sur les manifestations en Turquie, un de ses proches alliés.
Vendredi, la porte-parole du département d'Etat, Jennifer Psaki, avait indiqué que les Etats-Unis étaient "préoccupés par le nombre de gens qui ont été blessés lorsque la police a dispersé les manifestants à Istanbul" et avait enjoint la Turquie de "respecter les libertés d'expression, d'association et de rassemblement".
Lundi, M. Kerry lui-même a condamné l'usage "excessif" de la force par la police et dit espérer qu'une "enquête complète sur ces incidents" serait lancée.
Le porte-parole de la Maison Blanche, Jay Carney, a pour sa part salué mardi les excuses présentées par le vice Premier-ministre turc Bülent Arinç aux victimes de violences policières.
Ankara est très proche de Washington, notamment au sein de l'Otan, et les deux pays coopèrent étroitement sur le dossier syrien.