Erdogan qualifie les protestataires de "terroristes" et menace de recourir à l’armée
Une majorité de Turcs sont hostiles au projet d'aménagement du parc Gezi d'Istanbul, à l'origine de de protestations sans précédent contre le gouvernement du Premier ministre Tayyip Erdogan et dénoncent l'autoritarisme de l'exécutif, selon un sondage publié lundi par le journal Today's Zaman.
Quelque 62,9% des personnes interrogées souhaitent la préservation du parc comme un espace vert, alors que 23,3% soutiennent la reconstruction sur ce terrain d'une ancienne caserne ottomane, pouvant accueillir un centre commercial et un centre culturel, affirme l'enquête conduite par l'institut Metropoll.
Le mouvement de contestation qui secoue la Turquie depuis plus de deux semaines est né de la lutte d'un groupe de militants écologistes pour la préservation des 600 arbres du parc, qui a été violemment réprimée par la police.
Le mouvement s'est étendu à toute la Turquie et s'est transformé en une contestation de l'autoritarisme du gouvernement et sa volonté supposée d'islamiser la société turque.
Quelque 49,9% des personnes interrogées estiment que le gouvernement devient plus autoritaire, tandis que 36% considèrent qu'il se démocratise, 14,1% refusant de s'exprimer, selon l'enquête réalisée par téléphone auprès de 2.818 personnes dans toute la Turquie entre le 3 et le 12 juin.
Elles sont aussi 54,4% à penser que le gouvernement intervient plus dans le mode de vie des individus, 40,4% réfutant cette idée, ajoute le sondage publié par Today's Zaman, un quotidien islamo-conservateur réputé proche de la confrérie du chef religieux Fethullah Gülen, critique de M. Erdogan.
Le vote le mois dernier d'une loi restreignant la vente et la consommation d'alcool a été vivement critiquée par les milieux pro-laïcité en Turquie.
Près de 600 manifestants arrêtés dimanche
Dimanche, la police turque a arrêté près de 600 personnes à Istanbul et Ankara dans les manifestations antigouvernementales, a-t-on appris lundi des barreaux de ces deux villes.
"Environ 460 manifestants ont été interpellés par la police à Istanbul hier (dimanche)", a souligné à l'AFP un responsable du barreau d'Istanbul sous couvert d'anonymat.
Après leur interrogatoire, ces personnes seront remises en liberté ou déférés devant un procureur, a-t-il souligné.
A Ankara, autre théâtre d'affrontements, "entre 100 et 130 personnes ont été interpellées" dimanche, a précisé une responsable du barreau de la capitale.
La police peut procéder à quatre jours de garde à vue, selon la loi turque.
Toute la journée de dimanche a été émaillée d'accrochages entre la police et des milliers de manifestants dans ces deux métropoles turques, après l'évacuation par la force samedi soir du parc Gezi, le bastion des protestataires.
Le gouvernement menace d'utiliser l'armée
Lundi, le gouvernement turc a menacé de recourir à l'armée pour éteindre la contestation, alors que deux puissants syndicats ont appelé à la grève générale pour soutenir les manifestants.
Au lendemain de la démonstration de force du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan devant plus de 100.000 partisans, son vice-Premier ministre Bülent Arinç a durci le ton en envisageant de mobiliser les forces armées pour ramener le calme dans la rue.
La police "usera de tous les moyens qui lui sont conférés par la loi", a déclaré M. Arinç dans un entretien accordé à la chaîne de télévision A Haber.
"Si cela ne suffit pas, même les forces armées turques peuvent être utilisées dans les villes sous l'autorité des gouverneurs" de régions, a-t-il averti.
Gardienne autoproclamée de la Turquie laïque, l'armée turque est longtemps intervenue dans la vie politique, notamment par des coups d'Etat. M. Erdogan est parvenue à la mettre au pas à coups de purges et de procès qui ont décimé sa hiérarchie.
Les syndicats aussi
La mise en garde du gouvernement est tombée alors que la Confédération syndicale des ouvriers révolutionnaires (DISK) et de la Confédération syndicale des salariés du secteur public (KESK) ont décidé de monter dans le train de la contestation, en difficulté depuis la chute de son bastion du parc Gezi d'Istanbul samedi.
Comme elles l'ont déjà fait le 5 juin dernier, ces deux organisations classées à gauche ont lancé un appel à la grève et prévu de faire descendre lundi leurs militants dans les rues. En début d'après-midi, plusieurs milliers de personnes se rassemblaient en deux cohortes distinctes de part et d'autre de la place Taksim avec l'intention de la rejoindre.
Vidé de ses occupants par une intervention musclée de la police samedi soir, cette place emblématique est bouclée par les forces de l'ordre.
Tout au long de la journée de dimanche, la police a repoussé les manifestants qui tentaient de s'en approcher à grand renforts de gaz lacrymogènes et de canons à eau.
Pressé d'en finir avec la pire fronde qu'il essuie depuis son arrivée au pouvoir en 2002, le gouvernement turc a menacé de réprimer les défilés syndicaux de lundi.
"Il y a une volonté de faire descendre les gens dans la rue par des actions illégales comme un arrêt de travail et une grève", a mis en garde le ministre de l'Intérieur Muammer Güler, "cela ne sera pas autorisé".
Erdogan qualifie les protestataires de terroristes
Après le coup de force de la police contre les irréductibles du parc Gezi, M. Erdogan a enfoncé le clou en étalant sa force dimanche lors d'un meeting géant à Istanbul.
Pendant près de deux heures, le chef du gouvernement a paradé sans retenue devant ses troupes. "J'ai dit que nous étions arrivés à la fin. Que c'était devenu insupportable. Hier, l'opération a été menée et (la place Taksim et le parc Gezi) ont été nettoyés", a-t-il lancé sous les vivats de la foule.
Très virulent, le Premier ministre a également promis de poursuivre tous les "responsables" de la contestation, même les médecins qui ont soignés les manifestants blessés ou les hôtels de luxe qui les ont accueillis. "Nous connaissons très bien ceux qui ont protégé ceux qui ont coopéré avec des terroristes", a-t-il prévenu.
Comme celle qui a lancé la contestation dans toute la Turquie le 31 mai, l'intervention de la police dans le parc Gezi samedi soir a fait descendre des dizaines de milliers de personnes dans les rues d'Istanbul, d'Ankara et Izmir (ouest).
Dans les deux premières villes, des affrontements ont opposé jusque tard dans la nuit de dimanche à lundi des groupes de jeunes manifestants à la police.
Le collectif Solidarité Taksim, principale coordination de la contestation, a évoqué des "centaines" de blessés après l'évacuation musclée du parc Gezi, le gouverneur d'Istanbul Huseyin Avni Mutlu a fait état de moins d'une cinquantaine.
Merkel: beaucoup trop dure
Selon le dernier bilan du syndicat des médecins turcs publié la semaine dernière, 4 personnes sont mortes et près de 7.500 autres ont été blessées depuis le 31 mai.
Les brutalités policières et l'intransigeance de M. Erdogan lui ont valu de nombreuses critiques et terni son image à l'étranger, notamment aux Etats-Unis et en Europe.
La chancelière Angela Merkel a critiqué lundi le gouvernement d'Ankara pour la répression "beaucoup trop dure" des manifestations en Turquie, confirmant la ligne ferme de l'Allemagne qui abrite la plus importante communauté turque à l'étranger.
"Il y a eu des images effrayantes, sur lesquelles on pouvait voir que l'on a réagi de façon beaucoup trop dure, selon moi", a déclaré lundi Mme Merkel, dans un entretien avec la chaîne de télévision RTL.
Ces propos sont conformes aux prises de position de l'Union européenne. Le chef de la diplomatie de l'UE Catherine Ashton avait ainsi déjà "regretté l'usage disproportionné de la force par la police turque" contre les manifestants qui réclament depuis plus de deux semaines la démission du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.
Mais la chancelière allemande est l'un des rares dirigeants à être montés directement au créneau, avec un vocabulaire singulièrement musclé. Et l'inquiétude exprimée, de façon répétée ces derniers jours, par le premier partenaire commercial de la Turquie pourrait avoir une résonance particulière à Ankara.
"Ce qui se passe actuellement en Turquie ne correspond pas, selon moi, à notre conception de la liberté de manifestation et d'expression des opinions", alors que ce sont des composantes essentielles d'"une société développée", a affirmé Mme Merkel.
Dans la même interview, elle a refusé de répondre à la question de savoir si les événements actuels pouvaient avoir une influence sur le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, alors que Berlin avait clairement exclu tout lien jusqu'ici.
Au cours d'un déplacement à Bonn, son ministre des Affaires étrangères Guido Westerwelle a enfoncé le clou : "nous regrettons que le gouvernement turc n'ait pas choisi la voie du dialogue et de la désescalade, et nous critiquons cela".
"L'indignation envers l'attitude du gouvernement turc ne se limite pas à l'Allemagne" ni à l'UE, a dit à l'AFP Günter Seufert, chercheur et spécialiste de la Turquie pour l'institut allemand de politique internationale Stiftung Wissenschaft und Politik, soulignant que "le ton est très similaire" à Washington.
Mais, pour lui, l'attitude de Berlin révèle aussi une "inquiétude particulière" que le conflit entre contestataires et forces de l'ordre en Turquie ne dégénère en affrontements au sein-même de la population. "Et bien sûr, il est possible que l'on craigne que l'Allemagne, avec son importante communauté (turque), ne soit pas épargnée".
Manifestations en Allemagne aussi
Ces derniers jours, l'Allemagne a connu plusieurs manifestations contre M. Erdogan, toutes pacifiques.
M. Seufert "ne croi(t) pas" cependant que la voix de Mme Merkel "puisse avoir une quelconque influence sur la politique actuelle du gouvernement turc", ou alors seulement "à l'unisson avec toutes les autres voix" et en parallèle avec les craintes pour l'économie turque déjà exprimées par des agences de notation ou des investisseurs.
Kenan Kolat, l'un des représentants de la communauté turque, forte d'environ trois millions de membres, en Allemagne, a critiqué lundi la politique de M. Erdogan, sur la chaîne de télévision NTV. "Il n'a pas compris que dans une démocratie occidentale (...), les gens manifestent pacifiquement pour leurs droits", a-t-il dit.
Signe de la relation particulière entre Berlin et Ankara : une lettre ouverte signée par une vingtaine de personnalités célèbres du monde artistique allemand, dont le réalisateur d'origine turque Fatih Akin, a été adressée à la chancelière Merkel, l'appelant à s'engager en faveur de la fin des violences en Turquie.