Les superpuissances ont suivi le même parcours lamentable de la défaite et de l’humiliation - et de l’usage de la torture - dans l’occupation, jusqu’au retrait sans humiliation.
Trois choses accompagnent toujours l’occupation : l’usage de la torture par des maîtres qui prétendent être supérieurs moralement, les déclarations qu’ils ont gagné leur guerre en dépit de leur retraite, et l’insistance sur une sortie digne après négociations.
Le 20 novembre 2001, à l’ambassade d’Afghanistan à Islamabad, les Talibans tamponnèrent sur mon passeport leur tout dernier numéro de visa, le 001518, valable uniquement pour Kandahar et imprimé sur un papier avec plusieurs nuances de vert. En tête étaient imprimés en anglais et en Dari (variété de Persan parlée en Afghanistan), les mots : «Émirat islamique d’Afghanistan».
Moins d’un an plus tard, le nouveau gouvernement afghan pro-américain de Karzaï, me délivrera un visa à la même ambassade. Cette fois, c’était le visa n ° 010937, imprimé sur papier vert identique, mais avec les mots « Émirat islamique d’Afghanistan » tronqués et remplacés par un tampon portant la mention « Ambassade d’Afghanistan, Islamabad ». Un coup de paire de ciseaux avait supprimé la mention de « l’émirat ».
Puis, la semaine dernière, le tout nouveau bureau des Talibans à Doha d’un blanc aveuglant - a ouvert avec ce label si critique « d’émirat » réinséré sur le fronton. Et les Américains ne voulaient pas parler aux Talibans parce que Karzaï ne voulait pas parler avec eux à cause de ce mot terrible.
La piste sanglante du champ de bataille aux négociations a été jonchée d’inepties semblables à partir du moment où les Irlandais ont été invités à Downing Street par Lloyd George pour discuter du traité anglo-irlandais en 1921. Les superpuissances ont suivi le même parcours lamentable de la défaite et de l’humiliation - et de l’usage de la torture - dans l’occupation, jusqu’au retrait sans humiliation. Les armées d’occupation doivent partir avec dignité. Si elles le peuvent, elles passent la main à un collabo local. Au diable les gens qu’ils laissent derrière eux. Tout ce qui a pu être dit n’a aucune importance.
Donc, l’offensant « émirat » a été supprimé - ainsi que le drapeau blanc des Talibans et son verset coranique - et les Talibans ont alors grogné que les pourparlers « de paix » vont être plus difficiles. J’en doute. Les Américains ont poussé un soupir de soulagement. En Palestine, en Algérie, à Chypre, au Yémen, au Kenya, au Vietnam, en Irak - après la lutte pacifique pour l’indépendance de l’Inde, également - c’est la même vieille histoire qui revient. Les ennemis qui devaient être liquidés, expurgés, torturés, emprisonnés- les hommes et femmes dont l’existence même rendaient furieux leurs maîtres coloniaux ou impériaux - se sont alors rendus à Londres ou Evian ou Zurich, Paris ou Washington et bientôt à Doha, pour bavarder aimablement avec leurs adversaires. « Les hommes de la violence » sont soudainement devenus « des délégués ».
Et voici, les « terroristes » de l’IRA, la Haganah, le FLN, EOKA, le Mao Mao, le FNL du Yémen, le Viet Cong et le parti Dawa - et maintenant les Talibans - tous métamorphosés en vieux potes responsables qui iront un jour boire du thé avec leurs anciens maîtres et parfois - Makarios et Kenyatta et Begin me reviennent à l’esprit - même avec la reine.
Après avoir honteusement torturé, niant les valeurs mêmes qu’ils prétendaient représenter - et prétendant à une « victoire » dans le marchandage - les superpuissances sont misérablement expulsées de la scène. Ce n’est qu’après la barbarie britannique en Irlande - « de telles choses sont faites au nom de la Grande-Bretagne, que notre nom doit puer aux narines du monde entier », avait déclaré un rapport du Labour - que Winston Churchill a serré la main de Michael Collins. « Ses mains ont touché les ressorts de terribles actes », a déclaré Churchill à propos du patron du renseignement de l’IRA. Alors quoi ?
La Grande-Bretagne a toujours eu recours à la torture et aux exécutions contre ses ennemis des guérillas arabe et juive en Palestine, et elle se retira après des discussions infructueuses.
Nous avons quitté la Palestine et l’Inde - après que les nouvelles frontières du Mountbatten soient devenues le Pakistan - en les faisant sombrer dans la guerre civile. « Notre » mandat et les gens de « notre » empire ont été engloutis dans des bains de sang parce que nous voulions faire une sortie honorable.
A Chypre, nous avons gardé quelques bases - Akrotiri et de Dhekelia, des précédents pour les forteresses que l’OTAN espère garder en Afghanistan - après notre départ.
Du Kenya, après une guerre honteuse où le Royaume-Uni a utilisé la torture et pratiqué les exécutions - un héritage impérial terrible encore disputé par les victimes devant les tribunaux britanniques ces tous derniers mois - Enoch Powell a déclaré qu’une nation qui se comportait de cette manière ne méritait pas un empire.
La torture et les exécutions de masse et à grande échelle ont été employées par les Français dans leur tentative de détruire le FLN en Algérie. Ils ont assassiné tant de négociateurs potentiels - «d’interlocuteurs valables» [en français dans le texte] - qu’il était difficile de trouver des délégués avec lesquels ils pouvaient discuter à Evian.
Les Américains ont comme de juste fait de même au Pakistan, «dronant» à mort Wali ur-Rehman, un cadre politique proche des Talibans pakistanais dont la perte est un revers pour ceux dans le mouvement qui croient dans les négociations.
Les Britanniques avaient signé un accord secret avec le NLF au Yémen pour détruire leurs rivaux - appuyés par Nasser - du Front de Libération du Yémen du Sud (FLOSY), puis - après avoir systématiquement recouru à la torture contre les rebelles yéménites à Fort Morbut - ils ont fui Aden.
Après la disgrâce des tortionnaires britanniques et français, et de leurs collègues américains au Vietnam, l’obscénité d’Abou Ghraib, de Bagram et des prisons « noires » de la CIA était inévitable.
Trois choses accompagnent toujours l’occupation : l’usage torture par des maîtres qui prétendent être supérieurs moralement, les déclarations qu’ils ont gagné leur guerre en dépit de leur retraite, et l’insistance sur une sortie digne après négociations.
Les Russes ont laissé derrière eux Najibullah, leur ancien chef de la police secrète afghane à Kaboul. Les Américains espèrent laisser Karzaï dans la même ville l’année prochaine. Les Américains pensaient que Nguyen Van Thieu pourrait être en mesure de tenir bon au Sud-Vietnam. Maleki détient toujours la forteresse de Bagdad, en théorie pour le compte des Américains mais probablement pour celui des Iraniens.
Et les actualités nous montrèrent dans le passé les Royal Marines quittant Haïfa et Aden, le Somerset Light Infantry quittant l’Inde, le Black Watch sur le départ dans ce qui allait devenir le Pakistan, le 21e régiment d’infanterie des États-Unis quittant Saigon [devenu Ho-Chi-Minh ville]. Personne ne voulait d’une répétition de la cuisante défaite française à Dien Bien Phu. Les Britanniques n’ont eu que 183 morts en Irlande entre 1919 et 1921 et 370 à Chypre, contre 414 en Irak et en Afghanistan. Les Américains ont perdu 47 424 soldats au Vietnam, 5281 en Irak, plus de 2000 en Afghanistan. Les Français ont eu 17 456 tués en Algérie, les Soviétiques autour de 15 000 en Afghanistan. Certains chiffres sont contestés, personne ne recueillant le nombre de civils ou «d’ennemis» morts.
Ils sont, bien sûr, des millions. « Nos » guerres - occidentales et soviétiques - ont été prétendument menées pour «protéger» le communisme, pour « contenir » le communisme, pour l’empire, contre le «terrorisme», pour détruire des «armes de destruction massive» ou préserver ce qui restait du prestige impérial.
« L’ennemi » s’est toujours battu pour se débarrasser des « étrangers ». Et maintenant, nous avons « gagné » la bataille sur l’usage d’un mot à Doha. Juste pour que nous puissions prendre la fuite d’Afghanistan.
Robert Fisk
http://www.info-palestine.net/spip.php?article13683