Même si l’accord est réellement appliqué, les Syriens seront laissés à s’entre-tuer comme avant - mais seulement sans gaz sarin...
Mais qu’est-ce qui se passait à Washington et à Genève la semaine dernière ? Je ne cherche pas à déprécier l’indicible tragédie que vit la Syrie, ni le bon sens apparent qui a saisi tout à coup les dirigeants du monde ce samedi, quand les États-Unis et la Russie ont convenu d’un cadre pour la destruction des armes chimiques de la Syrie, mais l’administration Obama parait de plus en plus étrange et bizarre.
D’abord - et rappelons l’enchaînement des événements - Obama était l’année dernière vraiment, terriblement, terriblement inquiet que les armes chimiques de la Syrie « tombent entre de mauvaises mains ».
En d’autres termes, il avait peur qu’elles ne tombent entre les mains d’Al-Qaïda ou du front al- Nosra. Apparemment, elles étaient encore, à ce moment, dans les « bonnes mains » - celles du régime du président Bachar al-Assad. Mais maintenant Obama et son secrétaire d’État John Kerry, ont décidé qu’elles étaient finalement en de mauvaises mains, car ils accusent les « bonnes mains » de tirer des obus à gaz sarin contre des civils. Ce qui revient à franchir l’infâme « ligne rouge ».
Je n’oublie pas, pour l’instant, le moment presque magique où Kerry a déclaré au monde entier que la frappe de l’Amérique serait «incroyablement réduite», suivi d’Obama qui nous a dit à nous tous, qu’il n’avait pas pour habitude de donner « des coups d’épingle ». C’est quoi, toutes ces fadaises ?
Et c’est alors que le président russe Vladimir Poutine, a proposé de mettre sous contrôle international tous les obus chimiques vieux et rouillés de la Syrie, des « sources » du Pentagone disant ensuite qu’il faudrait jusqu’à 75.000 soldats pour protéger les inspections des armes chimiques. Soixante-quinze mille ! Si ce n’est pas cela, des bottes sur le terrain, je ne sais pas ce que c’est.
Et le tout au milieu encore des propos les plus absurdes la semaine dernière à propos d’Hitler et de la Seconde Guerre mondiale. Peut-être que les Américains devraient offrir 250. 000 hommes et voir si Poutine ne va proposer aussi un quart de million, et les deux grands hommes d’État pourront recréer la Grande Alliance de Yalta - Cameron, je le crains, ne pourra pas cette fois-ci jouer son Churchill - et faire un re-run de la Seconde guerre mondiale en Syrie avec des balles réelles : le D-Day, la bataille de Arnhem - non, à la réflexion, peut-être pas Arnhem - Stalingrad, la bataille de Koursk, tout le tralala . Croyez-moi, les convois militaires devraient s’étendre sur des kilomètres.
Bien sûr, Poutine et Lavrov ne font jamais référence à la Seconde Guerre mondiale. La Russie a trop souffert, et cruellement, du véritable Hitler pour cela. Je l’ai déjà dit, mais je suspecte que les dirigeants qui n’ont aucune expérience de la guerre - à l’exception de McCain et de l’infatigable émissaire de l’ONU Lakhdar Brahimi - se sont réellement imaginés dans un film hollywoodien. L’absurde frappe «incroyablement réduite» de Kerry est évidemment un film à petit budget pour une Amérique en récession. Obama promet un plus grand drame à l’écran. Pensez à Steven Spielberg. Puis les Russes, qui savent reconnaître un chat mort quand ils en voient un, zappent l’ensemble du projet.
Rien de tout cela ne devrait nous faire négliger la tragédie en Syrie. Le monde, je pense, n’est pas totalement convaincu que le régime soit responsable de l’utilisation d’armes chimiques dans Ghouta le 21 août - même si je parie que les Russes savent qui l’a fait. Maintenant, nous avons des rebelles coupant les têtes des prisonniers, et je ne suis pas sûr qu’ils aient des scrupules à utiliser du gaz sarin. Mais il était intéressant de voir que le gouvernement syrien accepte de remettre ses armes chimiques dans les mains internationales - je ne pouvais pas m’empêcher de remarquer que personne ne demande aux insurgés de faire de même.
Sans nier la possibilité de manigances à Genève, jetons un coup d’œil sur le calendrier Kerry- Lavrov. Les Syriens doivent se présenter avec une liste de leurs dépôts d’armes chimiques dans une semaine. Les inspecteurs doivent être sur le terrain à la mi-novembre. Ensuite, chaque arme chimique devra être détruite (ou « sécurisée ») d’ici le milieu de l’année prochaine. Et c’est au milieu d’une guerre civile ! La paix à notre époque... Ô Brave Nouveau Monde.
Bien sûr, pendant que les inspecteurs feront leur chemin à travers les lignes de front - si Assad n’a pas toutes ses armes stockées à Tartous, Banias et Lattaquié sur la côte méditerranéenne, ce que j’imagine - les Syriens continueront à s’entre-tuer, le gouvernement syrien essayera de briser les rebelles et les insurgés islamistes iront attaquer les villes chrétiennes et couper les têtes des prisonniers. En gros, ils peuvent utiliser des fusils, des obus, des couteaux et des épées pour se massacrer les uns les autres, mais absolument aucun gaz sarin. Il y a quelque chose de profondément offensant et profondément cynique dans tout cela. La Russie est de retour au Moyen-Orient, Obama a décroché après avoir voulu jouer Guerre mondiale 2 - et les Syriens continuent à mourir.
J’espère que tout cela va fonctionner, que nous aurons à la fin une conférence « Genève 2 », et que l’Amérique et la Russie n’iront plus cracher sur le bain de sang syrien. Mais je ne suis pas du tout sûr que les rebelles seront d’accord, car Assad n’est manifestement pas prêt de quitter le pouvoir. Pas maintenant, en tout cas. Et les Saoudiens ? Et les Qataris ? Et tous les autres sunnites du Golfe qui ont financé et armé les rebelles ? Et le calendrier affiché semble si désespérément optimiste que je me demande ce que Kerry et Lavrov mettent dans leur café à Genève avant de rencontrer la presse. Car il y a des pièges redoutables tout au long du chemin.
Cependant, il y a un autre élément qui apparait ici, et c’est l’Iran. Pour l’instant, le Président de l’Iran semble être un homme sage. Poutine peut sûrement ressusciter ses idées sur le matériel nucléaire iranien et l’alliance irano-syrienne pourrait être exploitée pour mettre fin à tout ce lamentable échec de la politique et peut-être même à la guerre en Syrie. Ensuite, Obama pourra prétendre à une victoire politique qui ébranlera le monde (et uniquement due à ses menaces d’utiliser la force, bien sûr) et Kerry pourra retourner s’occuper de la paix entre Palestiniens et Israéliens.
Et maintenant que l’armée égyptienne épaule l’armée israélienne pour appliquer à nouveau un blocus sur Gaza, Obama pourrait trouver quelques vieux Dakotas et construire un pont aérien de Berlin dans le style de l’après-guerre, pour larguer de la nourriture et du carburant aux Palestiniens en-dessous. Ah, c’est un autre film
Par Robert Fisk
* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient
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