Les Etats-Unis, et d’autres pays, menacent de se passer des Nations Unies pour affronter le problème de la prolifération, mais ce faisant ils encouragent en réalité d’autres pays à proliférer.
L’un des résultats qui se dégage de la dernière session du Club Valdaï en septembre 2013 est bien la profonde différence dans la conception de la politique étrangère entre certains pays occidentaux (comme la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis) et la Russie.
Mais il ne faut pas s’y tromper. Si la Russie a pris, sur la question Syrienne, des positions très fortes, elle a reçu sur ce point le soutien de la Chine, de l’Inde, et de nombreux autres pays allant du Brésil à la République Sud-Africaine. Présenter ces positions comme la défense d’une dictature (la Syrie) par une autre dictature (la Russie), comme le fait la presse française est une caricature qui déshonore ceux qui le font. Personne n’oserait affirmer que le Brésil, l’Inde et la République Sud-Africaine sont des dictatures. Et pourtant, ces pays soutiennent la position russe. Il convient donc de regarder cette question d’un œil libre de toute propagande.
De quoi s’agit-il en fait ? L’intervention de Sergueï Lavrov au Club Valdaï a été, à cet égard, très instructive. Un problème essentiel est celui de la prolifération des armes de destruction massive. Un régime de non-prolifération, ou du moins de prolifération contrôlée, constitue à l’évidence un « bien public » international. Or, depuis maintenant une vingtaine d’années, les connaissances et les capacités techniques, qu’elles concernent le nucléaire, le chimique ou le domaine des vecteurs balistiques, se sont largement diffusées. Pourtant, le nombre de pays proliférant est resté relativement limité. L’un d’entre eux a même abandonné l’arme nucléaire qu’il avait clandestinement acquise (la République d’Afrique du Sud).
Certains sont des proliférateurs assumés (Pakistan et Inde), d’autres des proliférateurs « discrets » ou « honteux » comme Israël mais aussi, à un moindre degré, la Syrie et la Corée du Nord. L’Iran pourrait, s’il en a le désir ou s’il en ressent la nécessité, les rejoindre dans les prochaines années. Il faut alors se poser la question de savoir pourquoi la prolifération des armes de destruction massive a-t-elle été aussi limitée. La raison essentielle tient dans le système de sécurité collective représenté par les Nations Unies et le Conseil de Sécurité. On peut faire de nombreuses critiques aux Nations Unies. Mais, ce qui est proposé à sa place est largement pire.
Quelles seraient donc les conséquences de politiques menées par certains pays visant à contourner les Nations Unies et le Conseil de Sécurité ? Il faut ici comprendre la logique de l’unilatéralisme, qui fut pratiquée par les Etats-Unis lors de la crise irakienne en 2002-2003. C’est le contournement du système international par une grande puissance, et non par une puissance mineure. Ce contournement-là fait peser une menace implicite sur un très grand nombre de pays. Cela constitue, à l’évidence, une incitation forte à se doter d’armes de destruction massive et à monter en gamme dans ces armes. Bien entendu, l’imitation joue aussi un rôle important.
Que, dans une région du monde, un pays se dote de ce type d’armes et la pression sera forte pour ses voisins de l’imiter. On a vu la logique de ce processus au Moyen-Orient ou la constitution d’un arsenal nucléaire par Israël a encouragé les autres pays à développer des armes équivalentes (les gaz). Aujourd’hui le principal reproche que l’on peut faire à l’Iran est que le manque de transparence de son programme nucléaire va pousser l’Arabie Saoudite, et peut-être les monarchies du Golfe, à développer des armes de même nature. Ceci ne fait que reposer la problématique que j’avais développée dans mon livre « Le Nouveau XXIème Siècle » où je défendais l’idée d’un statut international du proliférateur assurant un contrôle collectif sur ce type de pays.
Si l’on reprend la question du rôle des Nations Unies dans ce contexte, on ne peut que constater que toutes les tentatives de contournement que l’on a connues depuis une vingtaine d’années ont conduit à un renforcement des tendances à la prolifération. De ce point de vue, on peut considérer qu’il y a là un paradoxe majeur. Les Etats-Unis, et d’autres pays, menacent de se passer des Nations Unies pour affronter le problème de la prolifération, mais ce faisant ils encouragent en réalité d’autres pays à proliférer.
Reprenons le problème que pose la situation en Syrie. Des bombardements franco-américains peuvent être limités ou peuvent avoir pour objectifs d’éliminer les armes chimiques en Syrie. Mais ils ne peuvent être les deux à la fois. En effet, une élimination des armes détenues par le gouvernement légal (qui laisse sans réponse par ailleurs l’élimination des armes de ce type détenues par la rébellion) impliquerait des bombardements systématiques de toutes les installations de stockage potentielles et de production de ces armes.
Les unités équipées de telles armes devraient aussi être détruites. Notons que, de ce point de vue, une élimination partielle de ces armes ne ferait que renforcer le danger en Syrie, car elle entraînerait la destruction de la chaîne de commandement qui contrôle ces dites armes et conduirait à la décentralisation de la décision de les utiliser. Il faudrait donc une campagne de bombardements prolongée pour avoir quelques chances d’éliminer ces armes.
Il n’a donc probablement pas d’alternative à la proposition russe d’élimination de ces armes par la voie diplomatique. D’une autre côté, si l’on se met dans la situation ou des bombardements symboliques auraient lieux (la « punition » du régime), ces bombardements seraient sans effets sur la capacité du régime à utiliser ces armes.
On voit que les options disponibles sont très limitées. Agiter la menace d’un usage de la force en cas de non-respect de l’accord de Genève n’a, dans ce cadre, pas beaucoup de sens. Outre qu’il se heurte et se heurtera à l’opposition constante de la Russie, opposée par principe, à toute formule d’engagement automatique de la force, cet usage renvoie au dilemme exposé ci-dessus.
Soit des bombardements inefficaces car symboliques, soit des bombardements ayant une certaine efficacité mais risquant de précipiter l’usage décentralisé de ces armes que l’on veut éliminer. En fait, ces bombardements conduiraient rapidement à l’engagement de troupes au sol en Syrie même, quoi qu’en dise aujourd’hui les gouvernements. Mais, une intervention étrangère dans une guerre civile est toujours un processus aux résultats largement imprévisibles. De plus, une occupation étrangère de la Syrie serait une opération s’étendant nécessairement de nombreuses années, sans que l’on ait l’assurance que son issue serait celle que l’on semble souhaiter : une Syrie démocratique, pluraliste et sécularisée.
Nous voici à nouveau devant l’opposition entre la position de la Russie, appuyée par une large partie du monde, et la position américano-française. La position de la Russie peut sembler cynique et brutale. Elle n’a certainement pas le « glamour » droit-de-l’hommiste de la position américano-française. Mais, elle est certainement celle qui a le plus de chance de fonctionner dans le monde réel.
Le principal reproche que l’on peut faire à M. Fabius ou à M. Kerry n’est pas qu’ils confondent politique et morale, mais que cela les conduit à une politique qui est profondément contre-productive de leur propre point de vue. À cet égard, les critiques émises par François Fillon le jeudi 19 septembre dans la session du Club Valdai avec le Président Poutine étaient parfaitement justifiées, quoi qu’en dise une partie de la presse qui déforme d’ailleurs les propos tenus par l’ancien Premier Ministre. Si l’on peut lui reprocher quelque chose c’est d’avoir eu ce subit accès de lucidité une fois dans l’opposition et non tant qu’il était encore Premier Ministre, car nous paierons longtemps la note de l’aventurisme français en Libye.
Ne nous y trompons pas ; La question syrienne est liée aux crises antérieures et derrière la Syrie il y aura de très nombreux autres pays où se poserons les mêmes problèmes. Considérer la question Syrienne comme si elle était isolée est une très profonde erreur, une de plus pourrait-on dire. Sur la question des armes chimiques, et de la prolifération, la position russe contraste de manière éloquente avec les illusions françaises.
*Jacques Sapirest un économiste français, il enseigne à l'EHESS-Paris et au Collège d'économie de Moscou (MSE-MGU). Spécialiste des problèmes de la transition en Russie, il est aussi un expert reconnu des problèmes financiers et commerciaux internationaux. Il est l'auteur de nombreux livres dont le plus récent est La Démondialisation (Paris, Le Seuil, 2011).
L’opinion exprimee dans cet article ne coïncide pas forcement avec la position de la redaction, l'auteur étant extérieur à RIA Novosti.
Ria Novosti