Une analyse de l’AFP
L'arrivée à Damas des inspecteurs internationaux chargés de détruire les armes chimiques de la Syrie est l'aboutissement d'un bras de fer inédit depuis la guerre froide entre les Etats-Unis et la Russie, qui aurait pu aboutir à une déflagration régionale.
Lorsque, le lundi 9 septembre, la délégation syrienne débarque à Moscou, elle ignore que le président Vladimir Poutine va prendre quelques heures plus tard une décision qui changera le cours de l'Histoire.
Le chef de la diplomatie Walid Mouallem, accompagné de hauts responsables, est venu à la demande des Russes "pour faire le point" sur les développements liés à la guerre en Syrie.
Les Occidentaux, Etats-Unis en tête, brandissent depuis une dizaine de jours la menace d'une action armée après une attaque au gaz sarin le 21 août ayant fait des centaines de morts près de Damas. Washington accuse le régime alors que Moscou et Damas jettent la pierre sur les rebelles.
A sa première entrevue avec son homologue russe Sergueï Lavrov, M. Mouallem veut connaître le résultat de la réunion entre Vladimir Poutine et Barack Obama, en marge du G20 à Saint-Pétersbourg. M. Lavrov se rend aux nouvelles au Kremlin.
A son retour, c'est la surprise. "Il leur signifie que la Russie a l'intention de proposer de placer l'arsenal chimique syrien sous contrôle international afin de le détruire", selon un diplomate proche du dossier.
"Ce serait approprié que vous entendiez favorablement cette décision. Nous souhaiterions une réponse de votre part dans les trois heures", dit le ministre russe, cité par le diplomate.
'Nous sommes votre meilleure arme'
M. Lavrov explique à ses interlocuteurs qu'après sa rencontre avec M. Obama, le président russe est désormais convaincu que son homologue américain veut frapper.
"Ce serait catastrophique car cette frappe détruira l'infrastructure militaire syrienne et permettra aux rebelles d'entrer à Damas. Cela signifie la chute du régime, une hypothèse qu'il faut éviter à tout prix", dit encore M. Lavrov, selon la même source.
Selon un participant, l'un des responsables accompagnant M. Mouallem exprime alors sa crainte: "ces armes chimiques visent à l'équilibre stratégique avec Israël, doté de l'arme nucléaire, et cette décision nous fragilise".
M. Lavrov réplique: "Votre meilleure arme, c'est nous".
La délégation appelle Bachar al-Assad à Damas, qui donne son accord.
Et l'annonce surprise tombe: M. Lavrov déclare avoir invité Damas à placer son stock d'armes chimiques sous contrôle international. Aussitôt, Walid Mouallem salue la proposition russe.
En fait, tout s'est joué pendant que la délégation syrienne attendait le retour de M. Lavrov du Kremlin. Moscou saisit au bond une idée du secrétaire d'Etat John Kerry.
Interrogé par des journalistes à Londres sur ce que Bachar al-Assad pourrait faire pour éviter des frappes, M. Kerry lâche: "Bien entendu, il pourrait restituer l'intégralité de son arsenal chimique à la communauté internationale, dans la semaine à venir, tout rendre, tout sans délai. Mais il n'est pas prêt de le faire, et il ne le peut pas".
Le département d'Etat insiste aussitôt sur le caractère "rhétorique" de la remarque qui ne saurait être interprétée comme une offre de négociation.
'Tout le monde est gagnant'... Pas tout à fait
Pourtant, cette remarque n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Dans l'avion le ramenant à Washington, M. Kerry reçoit un appel de M. Lavrov l'informant que son pays accepte sa proposition. Stupéfaction dans l'entourage de John Kerry: les Etats-unis sont pris de court, affirme un journaliste présent.
Rapidement, la Maison Blanche accepte l'idée; Kerry et Lavrov se rencontrent à Genève et concluent le 14 septembre un accord qui laisse une semaine à Damas pour présenter une liste de ses armes chimiques pour leur destruction d'ici la mi-2014.
"Cela fait un an que les Etats-Unis négociaient avec la Russie pour qu'elle récupère l'arsenal chimique syrien. Après l'annonce d'Obama de son intention de bombarder la Syrie, Moscou a utilisé la déclaration de Kerry pour proposer son plan", assure Andreï Baklitskyi, expert au centre d'études politiques PIR-Tsentr à Moscou.
En réalité, cet arrangement convient à tout le monde ou presque. Obama était aux prises avec son Congrès après avoir repoussé le 31 août le déclenchement des frappes.
La Russie tire aussi bénéfice car elle se serait ridiculisée si elle avait assisté sans réagir à une attaque américaine alors que sa flotte est déployée en Méditerranée. Enfin pour la Syrie, il est crucial d'éviter une frappe qui ferait tomber le régime.
"C'est un bon accord, car tout le monde est gagnant", commente un responsable syrien.
Pas tout à fait. Les perdants sont l'opposition syrienne qui croyait pouvoir en finir avec le régime, tout comme l'Arabie saoudite et la Turquie.