Un reportage du journal français Le Monde.
Les hommes armés de fusils au checkpoint ne prennent pas la peine de contrôler les voitures.
Les drapeaux du Hezbollah côtoient les portraits de son chef de file charismatique, Hassan Nasrallah, de l'ayatollah Khomeyni et du président syrien Bachar Al-Assad. Ici, chaque rue de Dahiyé, la banlieue sud de Beyrouth, est acquise au Parti de Dieu chiite, qui y a installé son quartier général.
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Dans le petit salon d'une maison anonyme de deux étages, un homme d'une quarantaine d'années, cheveux courts, yeux bleus, le visage parsemé de taches de rousseur, se présente sous le nom d'Abbas. C'est le seul mot qu'il prononcera avant d'enfiler une cagoule. Le Hezbollah a formellement interdit à ses combattants de parler à la presse. Mais Abbas a fait une exception. L'entretien peut commencer. « En 1982, il n'y avait personne pour défendre [les chiites], personne ne ressentait notre douleur, maintenant nous sommes organisés. » A l'époque, le Liban, déchiré par la guerre civile, doit faire face à l'invasion israélienne. Abbas rejoint alors le Hezbollah pour regagner sa « dignité ». Au fil des batailles, des attentats et des violences, Abbas apprend le maniement des armes, jusqu'à devenir un soldat d'élite de la milice chiite.
En 2011, lorsque la guerre éclate en Syrie, le Hezbollah prend fait et cause pour Bachar Al-Assad. Abbas, comme d'autres volontaires, n'attend que le feu vert du Parti de Dieu pour s'engager sur le terrain. Il veut aussi protéger les lieux saints chiites, cibles d'attaques des djihadistes.
LE TEST DE QOUSSAIR
C'est à quelques kilomètres de la frontière libanaise, dans la ville de Qoussair, qu'Abbas et son unité vont s'illustrer. Aux mains des rebelles depuis le début 2012, la ville résiste aux tentatives de reprise de l'armée syrienne. Qoussair représente un enjeu stratégique, car elle se situe sur l'axe routier reliant Damas au littoral méditerranéen. Cette bataille est un test : « Ce combat nous permettait de jauger de la qualité des ennemis que nous allions affronter avant de nous engager totalement en Syrie », résume Abbas.
Le Hezbollah adopte une technique classique : il reprend d'abord les villages voisins, puis la banlieue de Qoussair, pour finalement encercler les rebelles et tenter de les étouffer dans la ville. Abbas, avec son unité, combat dans les rues de Qoussair des « extrémistes, des gens barbares, qui démembrent et brûlent des prisonniers », des fanatiques qui sont « beaucoup plus nombreux ». Les rebelles islamistes ont fait de Qoussair un bastion imprenable. Une ville de « tranchées et de fortifications » dans un style qui rappelle à Abbas les défenses du Hezbollah contre Israël. Il affirme aussi que les « takfiristes » (surnom donné par les chiites aux djihadistes sunnites) sont préparés depuis plus d'un an à cette bataille : « Des soldats déterminés, organisés, avec une idéologie, et qui n'ont pas peur de mourir (... ). Imaginez, plusieurs milliers d'hommes avec des armes à votre frontière, comment vous protégeriez-vous contre eux ? »
Dans cette lutte, rue par rue, mètre par mètre, le centre-ville, où se trouve l'immeuble de la municipalité, connaît les combats les plus âpres. En réalité, le Hezbollah n'a pas perdu autant d'hommes depuis sa guerre contre Israël en 2006. Les combats sont d'une rare violence, parfois même au corps à corps. « Les échanges de tirs étaient proches, à 7 ou 10 ou 15 mètres », dit Abbas. Chaque unité du Hezbollah est « assignée à un certain secteur » et fonctionne en nettoyant zone par zone. En moins de trois semaines, les troupes du Hezbollah reprennent totalement le contrôle de Qoussair et y installent leurs quartiers.
ART DE LA GUÉRILLA
A la question : « Pourquoi l'armée syrienne n'est-elle pas parvenue à reprendre Qoussair toute seule, ainsi que certaines régions de Syrie ? », on devine un sourire sous la cagoule d'Abbas. Puis, sur un ton sec : « Ce n'est pas à moi de les juger. » Même si le Hezbollah agit « indépendamment », il est en « coordination » avec l'armée régulière. Mais celle-ci, censée surveiller les arrières du Hezbollah, a plusieurs fois manqué à sa tâche. Des membres du Hezbollah le confirment lors d'entretiens informels.
Abbas cherche tout de même à dédouaner l'armée syrienne. « Les combats à Qoussair étaient très rapprochés, il est arrivé qu'on se batte à l'arme blanche. Quand vous ouvrez une porte, vous pouvez exploser, car elle est piégée. L'armée régulière n'est pas entraînée à ces méthodes. » Le Hezbollah, en revanche, est passé maître dans l'art de la guérilla.
Les pasdarans (gardiens de la révolution, la force d'élite de la République islamique) envoyés par Téhéran ont donné aux troupes de Bachar Al-Assad des cours accélérés de combat urbain. Mais la question de la présence iranienne en Syrie reste sensible, presque taboue. Elle met Abbas en colère : « Pourquoi toujours parler de la présence iranienne en Syrie ? Il n'y a pas que les Iraniens, parlons de tout le monde ! Pourquoi Al-Qaida est là ? Pourquoi Al-Nosra est là ? Et l'Etat islamique en Irak et au Levant ? Et la Turquie, et l'Arabie saoudite, elles sont aussi présentes. » Abbas déclare finalement que « l'Iran n'est pas impliqué directement dans les combats », laissant dans l'ombre son rôle de conseiller militaire et d'encadrement.
"HORDES" DE DJIHADISTES AUX PORTES DU LIBAN
Pour le Hezbollah, combattre en Syrie dépasse la simple défense du régime Assad. Il s'agit d'éliminer un possible « Afghanistan » aux portes du Liban et de « préserver la Syrie » des « hordes » djihadistes. Abbas se veut pragmatique, il « n'attend pas qu'on vienne l'égorger », il préfère « égorger avant ». Abbas réfute l'idée d'une guerre de religion chiite-sunnite : pour lui, c'est un combat mené contre « des extrémistes, des sectaires (... ) avec qui il est impossible de cohabiter ». La communauté chiite libanaise redoute de voir à ses portes « un pays contrôlé par Jabhat AlNosra ».
Abbas, qui se dit « prêt à défendre le Liban, de la guerre en Syrie jusqu'en Irak », a la certitude que l'intervention du Hezbollah « a changé la face de la région » et du conflit. Par contrecoup, le Liban est profondément affecté, avec de nombreux heurts communautaires ces derniers mois et des attentats sanglants à Tripoli ou Beyrouth. « Nous ne verrons pas les fruits de cette intervention stratégique tout de suite », estime-t-il.
Son seul regret est que le Hezbollah n'est pas intervenu plus tôt en Syrie : « Nous sommes entrés dans cette bataille un peu tard, mais nous l'avons fait et c'est une bonne chose. » Aujourd'hui, le Hezbollah bat discrètement le rappel, comme si la victoire était déjà acquise à l'allié Assad.
Le Monde