L’opposition ne désarme pas.
Menacé par une vaste enquête anticorruption, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a lancé l'offensive pour reprendre le contrôle de l'institution judiciaire qu'il accuse d'être noyautée par la confrérie Gülen, à l'aube d'une année électorale cruciale.
Depuis le spectaculaire coup de filet du 17 décembre, la guerre des mots est déclarée entre le gouvernement et la justice turque.
Aux accusations de "complot", de "mini-coup d'Etat" ou de "tentative d'assassinat" lancées par le pouvoir répondent les plaintes pour "violation de la séparation des pouvoirs" des magistrats.
Dans une rare sortie publique, un des procureurs d'Istanbul en charge de l'enquête a distribué un communiqué sur les marches du palais de justice accusant la police judiciaire d'avoir délibérément refusé, malgré sa demande, d'interpeller une trentaine de personnalités proches du pouvoir.
Deux des plus hautes institutions judiciaires, le Haut-conseil des juges et magistrats et le Conseil d'Etat, sont sorties de leur réserve pour dénoncer les pressions du pouvoir sur la justice et de la police dont plusieurs dizaines des plus hauts gradés ont été écartés.
Sûr du soutien d'une majorité des électeurs, M. Erdogan s'est fait à plusieurs reprises menaçant contre les juges. "Nous sommes à la fois l'exécutif et le judiciaire", a-t-il proclamé devant ses partisans.
"Soit M. le Premier ministre ne sait pas ce qu'est la séparation des pouvoirs. Soit, ce qui est plus dramatique, il est gêné par l'Etat de droit dans l'ensemble", commente Metin Feyzioglu, le président de l'Union des barreaux (TBB).
La bataille qui oppose le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, à l'organisation du prédicateur musulman Fethullah Gülen est au coeur de ce conflit entre pouvoir politique et pouvoir judiciaire.
M. Erdogan soupçonne ce mouvement, longtemps son allié, de profiter de cette affaire et d'instrumentaliser la justice et la police -- où il dispose de puissants relais -- pour prendre sa revanche sur son gouvernement. Ce dernier a décidé de supprimer les écoles de soutien scolaire privées qui sont une source de revenus importante de la confrérie Gülen.
Remise au pas
Dans la perspective des élections municipales de mars et présidentielle d'août, le Premier ministre a décidé, selon les médias turcs, de reprendre le contrôle politique de la justice.
Dans sa ligne de mire, le Haut-conseil des juges et magistrats (HSYK), déjà réformé en 2010 pour y réduire l'influence des tenants de "l'ancien régime" kémaliste et laïque.
"Nous avons fait une erreur au sujet du HSYK, nous allons y remédier", a lancé M. Erdogan, en promettant de présenter un amendement constitutionnel pour rogner les ailes de cette institution.
Mais cette mise au pas s'annonce délicate, l'AKP ne disposant pas de la majorité des deux tiers à l'Assemblée nécessaire pour modifier la loi fondamentale.
Et l'opposition ne désarme pas. "L'Etat de droit est un principe que nous sommes tous tenus de respecter et de protéger", a souligné Atilla Kart, député du principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple (CHP).
Le chef de l'Etat Abdullah Gül pourrait également s'y opposer. Réputé proche de la confrérie Gülen, le président a fait plusieurs fois entendre sa différence avec le Premier ministre ces derniers mois, notamment lors de la vague de manifestations sans précédent qui a fait tanguer le pouvoir en juin dernier.
"Nous devons nous abstenir de toutes positions et comportements pouvant nuire à notre Etat de droit démocratique", a-t-il souligné mercredi lors de ses voeux pour la nouvelle année.
A trois semaines de sa visite à Bruxelles, censée marquer la relance du processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne (UE), celle-ci a aussi rappelé à quel point elle tenait à une justice "transparente et impartiale".
Jeudi, les médias ont révélé que l'état-major de l'armée avait porté plainte pour obtenir la révision de deux procès au cours desquels plusieurs centaines d'officiers ont été condamnés, en 2012 et 2013, pour complot contre le gouvernement.
Dans cette plainte, les militaires reprochent aux juges d'avoir falsifié des preuves contre leurs collègues, ainsi que l'a récemment écrit un proche conseiller du Premier ministre en mettant en cause des magistrats proches de la confrérie Gülen.