L’Egypte est en train d’être rattrapée par les vieux démons de la répression, de l’autoritarisme et du pouvoir personnel
Trois ans après la révolte qui a précipité la chute de l'ex-général Hosni Moubarak, la puissante armée pousse à nouveau à la tête de l'Egypte son chef, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, tombeur du seul président civil jamais élu démocratiquement.
Si l'appel lancé lundi au maréchal Sissi par l'état-major de céder à "la demande du peuple" et être candidat à la présidentielle a au moins le mérite de lever définitivement toute ambiguïté, elle n'a surpris personne tant le Vice-Premier ministre, ministre de la Défense et commandant-en-chef de l'armée faisait l'objet d'un véritable culte de la personnalité depuis l'éviction de l'islamiste Mohamed Morsi il y a sept mois.
Le 3 juillet, pourtant nommé un an plus tôt par Morsi à la tête de l'armée et du ministère de la Défense, le général Sissi en personne annonçait la destitution et l'arrestation du président islamiste pour répondre, selon lui, à l'appel de millions d'Egyptiens réclamant son départ dans la rue.
L'armée, qui dirigeait de facto le pays le plus peuplé du monde arabe depuis 1952 en plaçant à sa tête des colonels ou généraux prestigieux (Néguib, Nasser, Sadate, Moubarak), avait cédé un peu de terrain aux civils à l'été 2012, 16 mois après la chute de Moubarak, pour remettre le pouvoir au président élu Morsi.
Mais elle restait en embuscade, profitant un an plus tard de l'extrême impopularité du gouvernement de M. Morsi et ses Frères musulmans pour reprendre les choses en main.
Aujourd'hui, le portrait de Sissi, promu maréchal lundi à 59 ans, s'étale dans toutes les rues, magasins et même administrations et la grande majorité des Egyptiens, au diapason des médias quasi-unanimement aux ordres, chantent les louanges de celui qui les a "libérés" de la "menace terroriste des Frères musulmans".
Cette confrérie, décimée dans les rues depuis sept mois ou décapitée --tous ses leaders sont en prison--, avait pourtant remporté toutes les élections depuis la chute de Moubarak dans la lignée des Printemps arabes.
La répression extrêmement sanglante de toute manifestation, islamiste ou non, ainsi que les milliers de Frères et opposants laïcs jetés en prison depuis sept mois, font dire aux organisations de défense des droits de l'Homme que, certes l'armée a répondu à une demande de la majorité de la population qui exprimait son ras-le-bol de trois ans d'anarchie, mais que le pays semble retrouver ses démons de la répression de l'ère Moubarak.
Nombre d'Egyptiens, dans toutes les couches de la société, n'ont qu'une maxime à la bouche. En substance: "il faut un militaire à la main de fer comme Sissi pour restaurer l'ordre" et littéralement "éliminer" les Frères musulmans.
Certains experts, comme des opposants, ne peuvent que confirmer ce constat et le déplorer.
"Il y avait un vide politique, les civils ayant été incapables de produire un bon leadership", estime ainsi Mohamed Algorab, membre du groupe "Non aux Procès Militaires de Civils", ajoutant: "Les Frères musulmans ont échoué, nous espérions qu'un parti libéral sorte du lot et comble le vide et cela n'est pas arrivé, donc, grâce au soutien d'une part importante de la société, les militaires comblent maintenant ce vide".
"Leurs politiques actuelles sont une trahison de toutes les aspirations pour du pain, de la paix et de la justice sociale", les revendications au cœur de la révolution de 2011, a asséné récemment Amnesty international dans un rapport dénonçant des "violations des droits de l'Homme (...) sans précédent" par le pouvoir dirigé de facto par l'armée depuis l'éviction de Morsi.
"Même si les autorités militaires tentent de maintenir un vernis démocratique, il est désormais clair que l'Egypte est en train d'être rattrapée par les vieux démons de la répression, de l'autoritarisme et du pouvoir personnel, et les espoirs qu'avait fait naître la révolution du 25 janvier 2011 chez les libéraux et les progressistes sont en train de partir en fumée", conclut Karim Bitar, directeur de recherches à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) à Paris.
La dernière étape de l'irrésistible ascension du maréchal Sissi est attendue dans les tout prochains jours: la Constitution imposant un président civil, il doit prendre sa retraite militaire ou démissionner de l'armée, avant d'annoncer sa candidature à la présidentielle prévue avant mi-avril. Si sa popularité est aussi forte qu'aujourd'hui, il ne fait pas l'ombre d'un doute qu'il la remportera. Et mettra fin à une parenthèse d'à peine un an de pouvoir civil, islamiste, sous l'étroite surveillance des généraux toutefois.