Interview exclusive pour notre site francophone al-Manar avec Mme Isabelle Praile, la vice-présidente de l’Exécutif des Musulmans de Belgique.
Plus de deux cents belges sont partis combattre en Syrie. C'est le chiffre avancé le mois dernier par le ministre des affaires étrangères belge, Didier Reynders. Selon lui plus de vingt d'entre eux y sont morts et un assez grand nombre sont revenus et font l'objet d'un suivi judiciaire.
Pourquoi ces jeunes belges se rendent-ils en Syrie? Qui est derrière leur enrôlement? Interview avec Mme Isabelle Praile, vice-présidente de l'Exécutif des musulmans de Belgique, organe chef chargé de la gestion administrative du culte musulman et interlocuteur direct auprès des autorités belges.
Al-Manar: Les jeunes qui partent en Syrie combattent avec des organisations liées à Al-Qaïda, comment expliquez- vous la radicalisation rapide de ces citoyens belges et qui est derrière les réseaux djihadistes?
Les mosquées belges dépendantes du Wahhabisme |
Isabelle Praile: Plusieurs facteurs doivent être pris en considération pour tenter de comprendre le processus de radicalisation qui touche la Belgique :
- Les mosquées dépendantes idéologiquement du wahhâbisme saoudien et surtout de ses pétrodollars sont des lieux par excellence où se diffuse ouvertement un enseignement radical de l’Islam. La reconnaissance du culte musulman en 1974 est un élément révélateur car en pleine période de crise pétrolière, la Belgique a offert le Centre Islamique du Cinquantenaire au roi saoudien. Centre qui a géré le culte musulman pendant des années avec toutes les influences que cela laisse à supposer et qui perdure librement dans son influence (cours de religion, formations pour convertis, conférences diverses dont la question syrienne et l’aide « humanitaire »…).
-Certains imams qui officient dans des mosquées sur le territoire belge ont clairement été formés dans des universités en Arabie Saoudite connues pour leur lecture radicale de l’Islam et diffusent ensuite leurs prêches et accompagnent les fidèles sous l’influence de cette voie radicale. Ce facteur semble être minime et ne concernerait pas les 80 mosquées et imams reconnus officiellement par l’Exécutif des Musulmans de Belgique sur les 300 mosquées recensées sur le territoire. L’enrôlement des jeunes, décrits comme « sans repères », s’effectuerait par des filières extrémistes en-dehors de tout cadre officiel et contrôlé.
-Les « prêcheurs de rue » sont très efficaces en la matière auxquels s’additionnent les livres publiés par des pays arabes du golfe disponibles dans des librairies et des bibliothèques à Bruxelles, l'internet, les réseaux sociaux… Comme exemples concrets, je citerai « Sharia4belgium » avec ses vidéos sur le net et la présence active de ses membres sur le terrain (son leader, Fouad Belkacem, est enfin sous les verrous depuis plusieurs mois), « Jean-Louis-le-soumis » avec son restaurant du cœur pour les SDF et les sans-papiers et qui recrutait sans souci diffusant un prosélytisme radical et qui a été dernièrement incarcéré. Des vidéos sont toujours accessibles sur le net et j’ai toujours été étonnée de leur liberté d’actions et de mouvements.
Al-Manar: La plupart des jeunes partis se battre en Syrie sont des belges d'origine marocaine ou des belgo-belges récemment convertis à l'islam. Pourquoi ces jeunes se rendent-ils en Syrie et quelles sont leurs motivations?
Des combattants mercenaires et des guerriers de foi |
Isabelle Praile: Ici aussi, il y a plusieurs profils et motivations qui concernent plus de 200 « combattants » partis en Syrie. Il y aurait des jeunes belges de diverses nationalités d’origine dont quelques belgo-belges.
-Pour certains, il est question de motivation financière car des revenus sont proposés en rétribution. Des montants de plusieurs centaines d’euros sont relativement attractifs pour des personnes en situation socio-économique précaire qui ont décidé de s’inscrire dans des filières de recrutement et ainsi devenir « mercenaires ».
-Pour d'autres c'est la quête existentielle de reconnaissance et de valorisation. Ces jeunes fragilisés se sentant « exclus » de la société sont devenus un terreau fertile pour les discours de prêcheurs et recruteurs d’un islam radical. La défense de Shâm (Levant), lieu de résurrection au Jour du Jugement dernier semble être argumenté par une lecture héroïque qui désigne la Syrie comme une terre de foi. La guerre sainte permettrait, à ses « guerriers » qui deviendraient martyrs, d’accéder au Paradis. Cette lecture des évènements répond à des aspirations de jeunes fragilisés qui cherchent à donner un sens à leur vie par une forme de croisade qui répondrait à un idéal.
-Quelques cas touchent des belges d’origines syriennes qui prennent les armes pour défendre leur patrie. Abdel Rahman Ayachi est le fils du prédicateur franco-syrien Bassam Ayachi. Il avait quitté la Belgique il y a plusieurs mois pour prendre les armes contre le gouvernement de Bachar El Assad et aurait été tué en juin 2013.
Al-Manar: Ces jeunes sont-ils victimes de certains échecs de la société belge? A qui la faute? Les parents, les écoles, les imams ou les autorités?
Isabelle Praile: Les citoyens arabo-musulmans vivent une frustration à l’égard de la non-reconnaissance de leurs droits humains fondamentaux: l’accès à l’enseignement, au travail, au logement, et leur droit d'être considérés comme citoyens à part entière et non entièrement à part. Cela ouvre largement la porte aux manipulateurs d’opinion qui instrumentalisent cette situation auprès de jeunes fragilisés et inculquent la radicalisation, l’extrémisme et par conséquent la participation à ce conflit syrien.
Des pays opèrent librement en Belgique |
Certains pays, par leurs finances et ingérences, ont malheureusement la liberté d’opérer dans notre chère patrie, la Belgique, et impulsent, au sein de la communauté musulmane, des tendances fondamentalistes étrangères à l’Islam et aux valeurs et principes de tolérance. L’appel au jihad, lancé par des « dignitaires religieux» de plusieurs pays arabes dont l’Arabie saoudite et autres, contre le gouvernement "confessionnel" syrien et ses alliés, participe clairement à l’incitation au djihad auprès de ces jeunes.
Ces éléments contribuent largement à cette problématique. Les parents n’ont, à mon avis, aucun rôle dans le départ de ces jeunes. De plus, ils sont complètement désemparés face au contexte sociétal dans lequel ils n’ont plus d’emprise sur leurs enfants.
Al-Manar: Quel rôle jouent les organisations musulmanes du pays pour dissuader les jeunes belges de partir en Syrie?
Isabelle Praile: Quelques initiatives ont vu le jour par des associations diverses pour condamner ces départs dont un communiqué de presse de l’Exécutif des Musulmans de Belgique, des interventions de divers acteurs dans les médias… Il y a eu plusieurs arrestations de personnes impliquées dans le recrutement (le leader de Sharia4belgium et autres..).
Des enseignants de religion musulmane et des parents se sont mobilisés pour tenter de contrer l’expansion des départs.
Les causes profondes de cette problématique n’ont pas été traitées sérieusement. Il faudrait, à mon avis, un travail plus conséquent, en profondeur et à long terme, en reconnaissant les responsabilités diverses qui dépassent largement les organisations musulmanes afin de contrer le radicalisme et les départs vers la Syrie.
Al-Manar: Le gouvernement belge a mené des actions pour lutter contre les filières de recrutements de combattants pour la Syrie. Les autorités belges sont-ils sérieusement préoccupées par le départ de ces jeunes ou s'inquiètent-ils seulement de leur retour au pays?
L’encouragement implicite du gouvernement belge est lié au départ des jeunes en Syrie |
Isabelle Praile: L’encouragement implicite par la politique internationale belge concernant le conflit syrien est, certes, directement lié à ces départs. D’un côté, les djihadistes du Mali sont combattus et de l’autre côté, il est même question de vente d’armes pour soutenir les djihadistes en Syrie.
Plusieurs procédures ont cependant été lancées pour neutraliser les filières de recrutement et les départs en renforçant les contrôles aux frontières et dans les aéroports.
De retour en Belgique, certains de ces jeunes font l'objet d'arrestations et d'interrogatoires, d'autres sont incarcérés ou encore suivis psychologiquement. Le conditionnement de ces jeunes recrutés et les répercussions sur le territoire belge sont très préoccupants. Des risques d’actes terroristes sont des réalités vécues dans plusieurs pays et des moyens sont réellement investis pour tenter d’enrayer les conséquences de ces départs.
Il devrait, selon moi, y avoir une réelle remise en question de la politique internationale en général et surtout dans le conflit syrien. Il faudrait circonscrire les influences financières et idéologiques étrangères contradictoires avec les valeurs et le respect dans la gestion du culte des musulmans de Belgique. De réelles politiques de diversité devraient être impulsées dans l’accès à l’enseignement, au travail et aux droits fondamentaux pour que tous les citoyens soient reconnus égaux et respectés dans leurs identités et que les jeunes trouvent réellement leur place dans la société belge qui est la leur.
Jehane Hindi