La lutte pour les sphères d’influence ne conduit pas seulement à une attitude plus agressive envers la Chine et la Russie, mais provoque encore des conflits entre pouvoirs impérialistes alliés
L’exigence du départ du chef des services secrets américains en Allemagne est directement liée à la résurgence de l’impérialisme allemand, systématiquement préparée et propagée par le gouvernement allemand depuis l’an dernier.
Les médias et les partis politiques allemands ont réagi avec satisfaction à la demande du gouvernement allemand que le chef de la CIA à Berlin quitte immédiatement le pays. « Cela marquait un tournant dans l’histoire des relations germano-américaines et un acte sans précédent de protestation contre l’arrogance américaine » écrivait le quotidien Süddeutsche Zeitung.
Le journal sérieux le plus lu en Allemagne considérait cette mesure drastique comme un pas vers une plus grande indépendance de l’Allemagne et établit un parallèle entre cette décision et le refus de l’Allemagne de participer à la guerre en Irak en 2003 : « L’opposition de Gerhard Schröder à la guerre en Irak il y a douze ans était le premier pas dans l’affirmation de l’indépendance vis-à-vis du principal allié. Ceci est l’étape suivante. »
Selon ce journal, les Allemands ont « un droit d’être traités justement et en égaux dans le partenariat avec les Etats-Unis…. Il faut espérer qu’Obama et ses gens réaliseront qu’ils ne peuvent pas tout se permettre en Allemagne. »
Plusieurs journaux régionaux adoptèrent un ton semblable. « Nous n’accepterons pas d’être traités comme cela : ce message devrait avoir atteint Washington à présent » a déclaré la Nordwest Zeitung.
Et la Neue Osnabrücker Zeitung écrit: « L’humiliation permanente de l’Allemagne par des agences américaines de renseignement hors de contrôle ne peut être ignorée plus longtemps. »
Tous les partis représentés au parlement, en particulier le parti La Gauche ont, eux aussi, salué l’action du gouvernement.
L’expulsion du chef des services de renseignement américains n’était qu’« un premier pas » a remarqué André Hahn, qui siège à la Commission parlementaire de contrôle des services de renseignement pour La Gauche. La chancelière Angela Merkel, devait « expliquer dans une déclaration gouvernementale au plus tard après la pause de l’été comment le gouvernement entendait protéger les citoyens contre la surveillance par les agences de renseignement étrangères et domestiques. »
Ceci est évidemment absurde. L’expulsion du chef de la CIA de Berlin n’a rien à voir avec une protection des citoyens face à l’espionnage. Et le gouvernement allemand serait bien le dernier à les protéger de cette menace. Les agences américaines et allemandes de renseignement collaborent étroitement dans la surveillance tant extérieure qu’intérieure, dans l’espionnage des réseaux de télécommunications au niveau de la planète et même dans le choix des cibles dans les assassinats par drone. Les documents rendus publics par l’ancien employé de la NSA Edward Snowden l’ont clairement montré.
Cette collaboration continue après l’expulsion du chef des services de renseignement. Les porte-parole gouvernementaux des deux côtés de l’Atlantique l’ont souligné en toute occasion. C’est aussi pourquoi le gouvernement allemand s’est strictement opposé à offrir l’asile politique à Snowden ou à lui garantir l’immunité afin qu’il puisse témoigner en Allemagne.
La vraie raison du conflit avec Washington est la tentative que fait Berlin de revenir sur la scène mondiale en tant que puissance impérialiste majeure. Déjà en janvier, le ministre allemand des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, avait déclaré que l’Allemagne était trop puissante et importante pour se limiter à « faire des commentaires depuis la touche sur la politique mondiale. »
Peu de temps après, le président allemand Joachim Gauck s’était prononcé en faveur d’un engagement militaire fort de l’Allemagne à la Conférence sur la sécurité à Munich.
Le retour à ses ambitions de grande puissance place l’Allemagne dans un conflit avec les Etats-Unis qui ne sont pas prêts à abandonner de plein gré leur position de seule puissance mondiale. Pour l’instant, cela s’exprime dans le désir « d’être traité justement et en partenaires égaux » par les Etats-Unis. Mais on n’en restera pas là.
La lutte pour les sphères d’influence, les matières premières, les nouveaux marchés et la main-d’œuvre bon marché qui est la source du militarisme ne conduit pas seulement à une attitude plus agressive envers la Chine et la Russie, mais provoque encore des conflits entre pouvoirs impérialistes alliés. Chacun de ces deux éléments peut déboucher sur une troisième guerre mondiale.
Il existe déjà des tensions significatives entre l’Allemagne et les Etats-Unis. Les deux pays ont bien collaboré dans l’installation au pouvoir d’un régime droitier pro-occidental en Ukraine, mais ils ont des divergences quant aux sanctions économiques contre la Russie, qui affecteraient principalement les sociétés allemandes et européennes.
Au Moyen-Orient, l’Allemagne et l’Union européenne prennent de plus en plus leurs distances avec une politique américaine qui a conduit à une débâcle. L’ancien ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer, traditionnellement un proche allié des Etats-Unis, a publié mercredi 9 juillet un article dans la Süddeutsche Zeitung qui qualifiait l’invasion de l’Irak en 2003 de « péché originel » dans l’évolution catastrophique qui eut lieu dans la région ; il y qualifie de «seconde erreur» un retrait « trop vite et trop tôt » des troupes américaines.
L’indignation actuelle des politiciens allemands face à l’espionnage est en bonne partie du spectacle.
Le politicien SPD Karsten Voigt, qui a été de 1999 à 2010 coordinateur gouvernemental pour la coopération germano-américaine déclara dans une interview parue dans l’hebdomadaire Die Zeitque le démasquage d’un espion américain au service de renseignement extérieur de l’Allemagne (BND) n’était pas une surprise.
A la question de savoir s’il a été surpris de voir que les Etats-Unis avaient des espions dans l’ administration gouvernementale et au BND, Voigt répondit: « je ne le savais pas, bien sûr, mais je l’ai toujours supposé. Durant la période où j’étais en fonction dans les années 1990, les ambassadeurs allemands à Washington étaient convaincus qu’ils étaient surveillés. »
Le gouvernement allemand tente délibérément, en jouant l’indignation, d’exploiter l’hostilité largement répandue à la politique étrangère criminelle des Etats-Unis pour faire avancer ses propres intérêts impérialistes et développer les service secrets et les forces armées de l’Allemagne.
Un tel changement de politique signifie que l’impérialisme allemand revient une fois de plus à des traditions qui dépassent de loin les crimes des autres puissances impérialistes. Le gouvernement allemand a non seulement le soutien des partis au gouvernement, la CDU et la CSU conservatrices et le SPD social-démocrate, mais aussi des partis de l’opposition, Les Verts et La Gauche.
Qui a la volonté de lutter contre la surveillance de la population et contre la guerre doit rejeter cette tromperie. Ce n’est pas un développement des services de renseignement allemands qui mettra un terme à l’espionnage de millions de personnes par la NSA, la CIA et d’autres agences américaines, mais seulement la dissolution de tous les services secrets y compris ceux de l’Allemagne.
Peter Schwarz
Article original, WSWS, publié le 12 juillet