Avis des experts
En parlant d'un "califat" au Nigeria, le chef du groupe islamiste Boko Haram, Abubakar Shekau, s'est sans doute inspiré de la
déclaration similaire de l'Etat islamique en Irak, mais il cherche d'abord à attirer l'attention et se réfère aussi à l'histoire nigériane, selon des experts.
Dans une vidéo obtenue dimanche par l'AFP, Shekau a déclaré placer sous le règne du "califat islamique" une ville d'une centaine de milliers d'habitants du nord-est du Nigeria, Gwoza, prise par son groupe courant août.
Cette déclaration a aussitôt rappelé celle d'Abou Bakr Al-Baghdadi fin juin, le chef de l'EI qui s'est dit "calife" des territoires contrôlés par ses combattants en Irak et en Syrie.
Le calife est littéralement le successeur du prophète Mahomet pour faire appliquer la loi en terre d'islam. Le régime politique du califat a disparu après 14 siècles avec le démantèlement de l'Empire ottoman dans les années 1920.
Abubakar Shekau avait, dans une précédente vidéo en juillet, manifesté sa solidarité avec Al-Baghdadi, qu'il appelait son "frère", mais ne lui avait pas prêté allégeance.
"Les dernières actions de Shekau montrent son désir d'imiter l'Etat islamique", estime David Cook, professeur de religion à l'université Rice de Houston (Etats-Unis), qui a mené des recherches sur Boko Haram.
Sa déclaration était essentiellement destinée à "attirer l'attention des médias", qui s'était focalisée sur lui en avril après l'enlèvement de plus de 200 lycéennes, avant de se tourner vers l'EI qui multipliait les victoires en Irak, juge David Cook.
Alors que l'EI est considéré par les Etats-Unis comme le groupe islamiste le plus puissant qu'ils aient eu à affronter, Boko Haram reste une guérilla locale, disposant de ressources financières limitées, et ses rangs sont essentiellement composés de jeunes hommes pauvres sans formation tactique.
Direction à suivre'
Pour Shehu Sani, expert dans le domaine des violences religieuses et qui a conduit par le passé des pourparlers de paix avec Boko Haram, l'exemple de l'EI a certainement inspiré Shekau.
Boko Haram - dont l'insurrection, ainsi que sa répression par l'armée, ont tué au moins 10.000 personnes depuis 2009 - a toujours revendiqué la création d'un Etat islamique rigoriste dans le nord du Nigeria, qui est majoritairement musulman et où est appliquée la charia (loi islamique).
Boko Haram dénonce comme illégitimes les autorités musulmanes existantes dans ces régions et a perpétré plusieurs attentats contre des émirs.
"Ce qui est arrivé en Irak leur a montré la direction à suivre", avance Shehu Sani, alors que Boko Haram ne semblait pas avoir de plan précis auparavant.
Les combattants du groupe voulaient "soumettre l'ensemble du pays avant de proclamer une république" jihadiste, mais en voyant ce que faisait l'Etat islamique, "ils ont opté pour une approche plus graduelle".
De fait, la tactique de Boko Haram sur le terrain a radicalement évolué ces derniers mois, passant d'actions de guérilla avec des raids éclairs à une logique de conquêtes territoriales dans le nord-est du pays.
L'armée a assuré que "la souveraineté et l'intégrité territoriale de l'Etat nigérian" restaient "intactes". Mais, selon des témoignages, Boko Haram contrôle bel et bien des zones entières dans les Etats de Borno et Yobe.
Epoque pré-coloniale
Certaines recherches universitaires sur les origines de Boko Haram évoquent le califat de Sokoto, le puissant Etat islamique mis en place au XIXe siècle par le chef de guerre Ousmane Dan Fodio dans ce qui est maintenant le nord-ouest du Nigeria.
Ce califat, comme celui voisin de Borno, étaient entièrement indépendants de l'Empire ottoman.
Dan Fodio avait mené une guerre sainte pour mettre fin à ce qu'il considérait comme des déviances par rapport à l'islam originel des élites musulmanes de la région.
L'usage de la force pour rétablir une prétendue pureté religieuse est invoqué par Boko Haram pour justifier ses actions, qui ciblent régulièrement des églises chrétiennes et des écoles.
"Boko Haram" peut se traduire par "l'éducation occidentale est un péché".
"C'est absurde" de dire que Boko Haram cherche à faire revivre le califat de Sokoto, estime cependant Murray Last, professeur d'anthropologie au University College de Londres.
En revanche, il est plausible que ces jihadistes se réfèrent au combat de Dan Fodio de manière symbolique. Au Nigeria, "tout le monde connaît le califat de Sokoto, même ceux qui ne sont allés qu'à l'école primaire", note-t-il.
Ousmane Dan Fodio est un personnage représentant "l'autorité, la grâce, le charisme".
Comme les deux autres experts, le professeur Last exclut que Shekau veuille se placer sous l'autorité du califat de l'EI: pour lui, que des jihadistes nigérians se soumettent à l'autorité d'Arabes est hautement improbable.
Au contraire, avec cette déclaration sur la ville de Gwoza, Shekau a voulu dire, selon cet universitaire: "S'ils peuvent avoir un califat, nous aussi nous pouvons!"