Les présidents français et américain ont fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire en s’exposant, par avance, aux mêmes contreperformances de la désastreuse «guerre contre la terreur» de George W. Bush.
«La meilleure des réponses militaires à opposer à l’Etat islamique consistait à retourner contre lui ses propres armes : enlèvements, assassinats ciblés et déplacements de population. Et pour donner le moins de publicité en martyrologie à ces jihadistes qui en raffolent, il s’agissait surtout de mener ces opérations de manière la plus opaque et la plus clandestine possible», explique un officier supérieur des forces spéciales françaises.
En organisant une conférence internationale à Paris et en déchaînant tous les tam-tams médiatiques, les présidents français et américains ont fait exactement ce qu’il ne fallait pas faire en s’exposant, par avance, aux mêmes contreperformances de la désastreuse «guerre contre la terreur» de George W. Bush.
Pire, cette nouvelle mobilisation d’affichage ne manquera pas d’apparaître aux yeux du monde arabo-musulman comme une nouvelle croisade occidentale. Cette « coalition » risque aussi de ressouder l’Etat islamique (Daesh) qui fait déjà redonner les trompettes anti-impérialistes, anti-croisés, etc.
En dernière instance, cette opération vise peut-être moins l’éradication des méchants barbus - si longtemps choyés par l’Oncle Sam -, que la stabilité des frontières issues des accords Sykes-Picot (1) , sinon l’avenir des intérêts américano-saoudiens scellés par le Pacte du Quincy (2) toujours en vigueur…
Une première incohérence saute aux yeux : aucun des grands pays de la région n’est partie prenante, sans parler de la Russie et de la Chine.
Pourtant principal membre de l’OTAN du Moyen-Orient, la Turquie n’a même pas rejoint la coalition et pour cause ! Elle finance et arme depuis l’été 2011 les principaux groupes jihadistes engagés contre Damas… et elle va continuer à le faire !
La Syrie justement, pourtant en première ligne contre Daesh - mais dont les pays occidentaux ont juré la fin -, n’a pas été invitée de même que l’Iran avec lequel sont pourtant engagées des négociations sur un dossier nucléaire qui concerne l’ensemble de la région. Intelligent !
Israël, évidemment ne peut apparaître au grand jour, alors que ses services spéciaux n’ont cessé d’attiser la montée de l’islamisme radical à Gaza, en Egypte, en Syrie et ailleurs afin de mieux fragmenter ses Etats voisins.
Du côté européen, ce n’est guère plus brillant : les Allemands livrent aux Kurdes des armes et des saucisses, les Britanniques cherchent à éradiquer d’abord les indépendantistes écossais, tandis que les autres regardent ailleurs, continuant à pousser leurs PME dans la région…
Seul François Hollande, qui voulait et veut toujours apparemment «punir» la Syrie est présent à l’appel. Déjà engagée sur deux fronts importants en Afrique (Mali/Sahel et Centrafrique), la France ne pourra aligner que quelques Rafale et Mirage 2000 dans un contexte où les réductions budgétaires successives de son budget de défense ont failli provoquer la démission de ses quatre chefs d’état-major. Mais le plus surprenant est de voir Paris prendre aujourd’hui le contrepied du sursaut gaullien qui lui avait fait refusé la guerre d’Irak du printemps 2003, c’est-à-dire refuser des coalitions militaires qui n’ont pas reçu l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies. Ainsi Paris fragilise non seulement son siège de membre permanent au Conseil de sécurité mais apparaît clairement comme le supplétif de Washington dont la stratégie reste pour le moins fumeuse.
En son temps Tony Blair passait pour le caniche de George Bush alors qu’on se demande aujourd’hui quels intérêts Paris peut sérieusement poursuivre dans cette galère improbable…
Sur un plan strictement opérationnel, les militaires savent parfaitement que des opérations aériennes ne suffiront pas à neutraliser un Etat islamique désormais en immersion dans les différentes populations civiles d’un immense territoire. « A un moment ou un autre, il faudra aller au sol », souligne un officier général français qui se demande qui pourra bien faire le boulot ; « la nouvelle armée irakienne est en carton-pâte, les milices recrutées se débanderont dès qu’il n’y aura plus d’argent, tandis que les soldats occidentaux - quels qu’ils soient -, ne sont pas prêts à mourir pour Bagdad, Erbil ou Mossoul… ».
Reste les Iraniens et les Syriens qui sentent le pâté…
Mais le plus cocasse de cette étrange coalition concerne les pays du Golfe - Arabie saoudite en tête -, qui vont continuer à soutenir les jihadistes tout en jurant la main sur le cœur qu’ils font le contraire. Et ils peuvent difficilement faire autrement au risque de voir ces méchants barbus - qu’ils arment et financent depuis des décennies avec la bienveillance de Washington -, se précipiter sur leurs monarchies corrompues, essoufflées et grotesques. On attend du reste avec impatience que les grands dignitaires sunnites de la mosquée d’Al-Azhar se prononcent sur le caractère licite, sinon positif de la «coalition».
Gageons qu’on peut attendre longtemps.
En l’occurrence, Godot se sera non seulement définitivement égaré dans le désert des Tartares mais il pourra toujours guider les pas des 700 jihadistes d’origine française qui, un jour ou l’autre, regagneront le pays. Alors ce ne seront ni les services turcs, ni la « grande coalition » contre l’Etat islamique qui viendront en appui de la France éternelle…
Richard de Labévière
Rédacteur en chef Grand reporter à la TSR, rédacteur en chef à RFI et de la revue Défense de l'IHEDN. Il est aujourd'hui consultant en relations internationales. Collaborateur du mensuel Afrique-Asie, il est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages dont "Les dollars de la terreur", "Le grand retournement / Bagdad-Beyrouth", "Quand la Syrie s'éveillera" et "Vérités et mythologies du 11 septembre".
1- Les accords (secrets) Sykes-Picot ont été signés le 16 mai 1916, entre la France et la Grande-Bretagne (avec l’aval des Russes et des Italiens), prévoyant le partage du Proche-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale en zones d’influence française et britannique, dans le but de contrer les revendications ottomanes.
2 Le Pacte du Quincy a été signé le 14 février 1945 sur le croiseur USS Quincy entre le roi Ibn Séoud, fondateur du royaume d’Arabie saoudite et le président américain Franklin Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta. Ce premier accord « pétrole contre sécurité » était prévu pour une durée de 60 ans. Il a été reconduit pour une même période en 2005 par le président George W. Bush.
Source: Esprit Corsaire