La fin d’une hégémonie qui fait craindre le pire.
Préfaçant en 1997 Le grand échiquier de ce Zbigniew Brzezinski qui nous a été vendu comme le prophète de l’hégémonie, devenue irrésistible, des États-Unis au lendemain de l’implosion de l’U.R.S.S., Gérard Chaliand, qui était alors enseignant à l’École supérieure de guerre et directeur du Centre européen d’étude des conflits, ne faisait pas dans la dentelle en ce qui concerne la dimension désormais planétaire, selon lui, de la domination exercée par les États-Unis.
Voici ce qu’il trouvait alors à nous jeter au visage dès le deuxième paragraphe:
« Dans Le grand échiquier, Brzezinski donne une remarquable analyse des sphères d’intérêts qui sont essentielles à la pérennité de l’hégémonie américaine. » (Page 9)
Il y avait donc enfin une hégémonie yankee à pérenniser… Parmi les treize pages de ce texte d’ouverture, nous allions devoir avaler jusqu’à plus soif ce qui, une petite vingtaine d’années plus tard, se révélera n’avoir été qu’un breuvage de composition douteuse.
Cela commence de la façon suivante – et c’est le troisième paragraphe de la première page :
« Les États-Unis sont devenus, depuis 1991, la première puissance véritablement universelle. Ce qu’on appellerait un empire mondial si ce terme ne comportait une idée de domination territoriale. Or cette domination exercée par une démocratie se mesure en termes de puissance économique et financière, d’avance technologique, d’impact dans les communications, d’influence culturelle au sens le plus large et de supériorité militaire. Enfin, d’un système international dont Washington est, pour l’essentiel, le maître et l’arbitre. De surcroît, les États-Unis n’ont pas actuellement de rivaux capables de leur disputer cette suprématie. » (Pages 9-10 de l’ouvrage. Tous les soulignés sont de moi, y compris dans la suite.)
Autrement dit : le camp d’en face, quel qu’il soit, était définitivement battu à plate couture et, en pratique, dans tous les domaines…
Le pilier principal (et ses annexes) de l’opposition à la domination U.S. avait lâché, et tout redressement lui était désormais interdit :
« L’effondrement de l’Union soviétique en 1991 après celle du système communiste européen (1989) provoque un nouvel ordre mondial où les États-Unis exercent une hégémonie absolue pour une durée indéterminée. C’est à cette nouvelle rupture et à la définition du nouvel ordre mondial que Z. Brzezinski consacre son dernier livre : Le grand échiquier. L’Amérique est aujourd’hui plus impériale que jamais. » (Page 15)
Jetant un coup d’œil sur ce qu’il reste en dehors de lui, le nouvel empire ne peut que se réjouir : « Depuis peu, la superpuissance unique que sont les États-Unis est devenue le pivot géopolitique mondial et l’arbitre d’une Eurasie dont les deux zones économiques majeures sont, à l’ouest, la Communauté européenne et, à l’est, l’Asie orientale en rapide expansion. (Page 18)
Et puisque l’opposant principal a cédé, le moment n’est-il pas venu de l’enfoncer plus loin encore dans son malheur ?…
« La partie qui se joue dans le pourtour de la Russie n’est plus l’endiguement de la guerre froide mais le refoulement (roll back) auquel rêvait, sans y parvenir, Foster Dulles. » (page 19)
Pour le reste, c’est décidément du billard !…
« Le rôle d’arbitre des États-Unis est assuré, et Brzezinski a raison lorsqu’il dit qu’il faudra au moins un quart de siècle, voire plus, à la Chine pour devenir une véritable puissance et qu’il n’y a pas lieu d’antagoniser davantage celle-ci en clamant qu’elle est l’ennemi de demain, sinon déjà le rival par excellence. À juste titre, Brzezinski ne se préoccupe pas de l’Amérique latine où, en dehors de Cuba, règne la pax americana. Ni de l’Afrique, marginale en termes de rapport de force, mais où il est aisé de constater que les positions des États-Unis se sont améliorées récemment tandis que celles de la France après quelque quatre décennies de domination s’érodent rapidement. Quant au Moyen-Orient, zone stratégique s’il en est, les Etats-Unis sont les seuls qui puissent contribuer à un quelconque changement significatif comme l’a démontré la guerre du Golfe en 1991 » (pages 19-20)
Or, nous voyons aujourd’hui que tout cela pourrait très bien finir par sauter au nez de l’oncle Sam, non pas seulement parce que les États-Unis seraient en perte de vitesse, mais parce que, autour d’eux, les pays les plus importants et les plus dynamiques ont bien compris le danger de ce que claironne ici même Gérard Chaliand : le règne sans partage d’un pays qui n’a cessé d’accumuler les pires crimes depuis qu’il s’est cru libéré de son opposant direct – l’URSS.
Ce pour quoi sans doute Gérard Chaliand, lui, s’enthousiasme (en 1997, rappelons-le) :
« Mais les avantages dont disposent les États-Unis sont considérables à condition de conduire une politique aussi cohérente et efficace que celle de la Grande-Bretagne au temps de sa grandeur impériale. »
… celle qu’énonce Zbigniew Brzezinski, au moment où, décidément, tout baigne dans l’huile pour l’impérialisme états-unien qui se croit entouré de quelques poules mouillées, puisque ainsi que le présume Gérard Chaliand (photo en haut à gauche) :
« Le plus probable à l’avenir en ce qui concerne la Chine est que celle-ci s’abstiendra de toute action de force afin de ne pas inquiéter ses voisins. [...] Peut-être dans le droit fil de la politique chinoise, Pékin se contentera-t-il de rapports inégaux mais pacifiques avec la plupart de ses voisins à condition que son statut de puissance régionale soit reconnu ? » (Pages 20-21)
Quoi qu’il en soit de la Chine et du reste, selon Gérard Chaliand, (qui est alors, rappelons-le, enseignant à l’École supérieure de guerre et directeur du Centre européen d’étude des conflits) : « Les États-Unis règnent comme superpuissance unique et l’avenir se joue sur la scène eurasiatique où ils sont pour une durée indéterminée en position d’arbitre. Aucun autre État ne pourra au cours des trente prochaines années disputer aux Etats-Unis la suprématie dans les quatre dimensions de la puissance : militaire, économique, technologique et culturelle. » (Page 21)
Un État tout seul ?… Peut-être pas. Quant à nous tenir, toutes et tous, dans les « quatre dimensions de la puissance », n’est-ce pas le lieu d’affirmer qu’il n’y faudra guère compter.
(( Pour aider à organiser la résistance sur quelques éléments épars mais essentiels, je renvoie à :
Ainsi que je l'ai écrit sur la quatrième de couverture de l'ouvrage "Quand le capital se joue du travail" (Editions Paroles Vives, 2012) :
"Ce jeu, qui anime désormais le monde dans sa totalité, est d'abord placé sous le contrôle de la finance internationale.
C'est à elle de déterminer, à partir d'une comptabilité qui est sienne, les schémas moteurs qui imprimeront à la main-d'oeuvre la meilleure façon de se faire exploiter et de vivre la vie qui s'y conjoint, jusqu'à ce qu'il devienne nécessaire d'aller faire la guerre ou de la subir pour permettre aux dominants la destruction de ce que le capitalisme ne peut plus voir que comme des êtres superflus : il y va, pour ces dominants, de la survie des jouissances multiples qui font le sel de la position qu'ils ont acquise.
Voilà bien la leçon qui se dégage de l'Histoire de l'Europe au moins depuis trois siècles.
Or, compte tenu de la déshérence actuelle des populations au travail ou en chômage, cette leçon laisse craindre qu'il faille prochainement renouer avec le pire."))
Michel J. Cuny
Réseau International