Au-delà des péripéties ukrainiennes, une question : n’assistons-nous pas à la naissance de nouvelles nations ?
L’Ukraine n’est plus ce qu’elle était avant le dernier « Maïdan », le renversement de pouvoir de février 2014 et le début de guerre civile à l’Est qui a mené au conflit avec la Russie et à la nouvelle guerre froide entre celle-ci et le bloc occidental.
Mais la Fédération de Russie risque à son tour d’être ébranlée par ces bouleversements dans un pays, l’ancienne « petite Russie » ou, plus au sud, « Nouvelle Russie », auquel elle est liée depuis un millénaire, et par la crise économique résultant des sanctions occidentales. Quant à la troisième « sœur slave », la Biélorussie, sa tendance à une position neutre dans le conflit, alors qu’elle est institutionnellement liée à la Russie, indique également une évolution inattendue, qui n’est pas sans rapport avec une autre recherche identitaire.
En quoi sommes-nous dans un nouveau tournant, le plus important dans la région et pour ces nations depuis un quart de siècle ?
Des flancs de l’URSS en 1991 sont sortis quinze états indépendants candidats au statut d’états-nations. Leurs évolutions divergentes se confirment, en même temps que la pénétration en Eurasie de puissances qui en étaient absentes, les Etats-Unis et l’Union Européenne, alliés des nationalismes locaux contre la Russie.
Jusque récemment, le nationalisme ukrainien était très ethniciste et cantonné à l’Ouest, plus certainement en Galicie, déjà bastion du nationalisme radical sous le régime polonais jusqu’en 1939 et de la collaboration nazie pendant la guerre, alors que le reste de l’Ukraine, au Centre et à l’Est, soviétisé depuis 1920, se trouvait dans le camp de l’Armée Rouge. Depuis l’indépendance en 1991, les courants héritiers de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens (OUN) antisoviétique ont repris vigueur au sein de « Notre Ukraine », le parti de l’ex-président « orange » Viktor Youchtchenko (2005-2010) et du bloc « Patrie » (Baktivchtchina) de « l’égérie de la révolution orange » Youlia Timochenko, et enfin du parti néonazi « Svoboda », organisateur des cérémonies commémoratives de la Division Waffen SS « Galitchina » (Galizien).
Ce dernier parti avait obtenu plus de 10% aux législatives de 2012, plus de 30% dans sa Galicie. Il a joué un rôle clé dans le renversement du président Viktor Yanoukovitch en février 2014, débordé sur sa droite par les milices ultra regroupées au sein du Pravy Sektor (Secteur Droite). L’une et l’autre de ces formations ont occupé des positions stratégiques au sein du nouveau pouvoir et des bataillons envoyés à l’Est contre les « séparatistes prorusses ». Les élections de 2014 n’ont pas confirmé leur avancée, alors que le nationalisme radical se répand dans d’autres formations « occidentalistes ».
Mais le plus important n’est pas là. Jusqu’en 2014, un clivage Est-Ouest politique confirmait les fractures historique, linguistique et culturelle de l’Ukraine. A l’Ouest l’emportaient les partis pro-occidentaux et nationalistes. A l’Est se maintenaient le Parti des Régions et le Parti Communiste, liés à la tradition soviétique et, surtout, aux intérêts industriels de l’Est. Ce clivage avait été légèrement corrigé aux élections de 2010, avec les percées limitées du Parti des Régions à l’Ouest- en Transcarpatie- et du « Bloc Timochenko » au Centre (Kiev) et à l’Est. Or, voici que le soulèvement de Maïdan, en 2014 modifie davantage encore cette cartographie politique. Les partis de l’Ouest ont pris la totalité du pouvoir et ceux de l’Est se sont effondrés dans le climat d’intimidation et de terreur qui a marqué l’offensive « maidaniste ».
Ce n’est pas la seule explication de leur débâcle : la gestion du président Yanoukovitch, son comportement erratique pendant la crise et sa fuite ont discrédité son parti, tandis que les communistes se montraient incapables de toute initiative politique. De plus, tant les régionaux que les communistes se sont laissés tenter par un séparatisme de rattachement à la Russie, en Crimée et ailleurs, ce qui ne pouvait être vu que comme « trahison » par les patriotes ukrainiens, y compris à l’Est et dans le Sud russophones.
Or, même si le clivage Est-Ouest se maintient – comme le confirment les abstentions massives des électeurs de l’Est en 2014 – une masse importante de russophones de Kiev et du Sud-Est ont soutenu la révolte de Maïdan et le changement de pouvoir, voire les actions militaires « antirusses » à l’Est. En quoi est-ce significatif ? Le nationalisme radical, ethnique, incarné par l’extrême-droite galicienne, semble céder le pas à un nationalisme politique, certes antirusse mais plus de nature ethniciste, vu que des russophones y sont partie prenante. Ajoutons-y le renoncement apparent des nationalistes radicaux à leur traditionnel antisémitisme, ce qui a facilité des adhésions juives au mouvement et plus de sympathies en Occident.
On peut avancer l’hypothèse suivante : sans aucunement s’identifier à l’héritage de la collaboration nazie, ni même à une hostilité radicale envers la Russie, ce nationalisme politique converge avec le nationalisme ethnique et avec les forces extérieures occidentales dans l’affirmation d’un état ukrainien nettement séparé de la Russie et en rupture avec le régime de Vladimir Poutine. Un véritable séisme géopolitique !
Il y a, à cette radicalisation, deux explications. La première, c’est l’attrait pour l’Occident, l’Union Européenne, le désir de s’éloigner du monde russe, trop associé au passé soviétique et synonyme de régime autoritaire, d’ailleurs engagé, au Caucase, dans des conflits armés auxquels les jeunes Ukrainiens ne veulent pas être mêlés. La deuxième explication, plus émotionnelle, c’est l’annexion de la Crimée par la Russie. Quelles que soient les raisons de celles-ci – l’appartenance ancienne de la Crimée à la Russie, l’aspiration de sa majorité russe à rejoindre la « mère patrie », la crainte de voir s’établir une base américaine ou de l’OTAN en lieu et place de la base russe de Sebastopol – la manière de procéder, militaire, brutale, violant la souveraineté de l’Ukraine, ne pouvait que choquer la majorité des Ukrainiens, les rallier au pouvoir issu du coup d’état de février. Significative aussi, l’attrait pour l’OTAN, qui était majoritairement rejetée avant 2014, et dont la « protection » est désormais recherchée, l’Ukraine renonçant à son statut de pays non aligné. De ce point de vue, on peut dire que l’action de Poutine, à première vue « victoire patriotique », se solde par une défaite historique.
Le découplage Russie-Ukraine, objectif de la stratégie étatsunienne, semble être atteint… sauf éventualité d’une intervention militaire russe massive qui ouvrirait la voie à une guerre internationale.
Et quid de la Fédération de Russie ?
La Russie elle-même s’en trouve changée. Comme l’avait prévu le stratège du refoulement de la puissance russe Zbiegniew Brzezinski, la Russie ne sera plus la Russie, ne pourrait redevenir « Empire », une fois séparée de cette Ukraine, l’antique « Rous’ » considérée comme « berceau de la Russie ».
Or, pas plus que l’URSS n’était « une nation », la Fédération de Russie n’a réussi à le devenir. Pays multinational, avec plus de 15% de Tatares musulmans, elle reste partagée entre les volontés contradictoires de rester cette fédération et de devenir un état-nation vraiment « rousskoie » (au sens ethnique) et non seulement « rossiiskoie » (au sens citoyen et territorial) Les courants nationalistes eux-mêmes sont divisés entre une tendance ethniciste, symétrique à l’ethnonationalisme ukrainien, et les tendances néoimpériales en quête d’une « Eurasie » supranationale tout en étant organisée autour de la Russie. Les néoreurasistes rêvent d’un bastion du conservatisme, de la « Tradition » patriarcale et religieuse, et de la résistance au monde atlantiste et à sa « décadence morale ».
Quelles que soient ses orientations, le chauvinisme russe a été galvanisé ces derniers mois, face à la double offensive du nationalisme ukrainien, perçu comme un « retour des nazis », et du bloc euro-atlantiste, défini comme la « principale menace » pesant sur la souveraineté russe. Même un social-démocrate modéré comme l’est devenu l’ancien président soviétique Mikhaïl Gorbatchev, même des libéraux opposés au régime poutinien estiment que depuis la chute du mur de Berlin en 1989, l’OTAN et l’Occident se sont comportés en « vainqueurs », profitant de l’affaiblissement de la Russie pour répandre en ex-URSS leurs armées, leurs idées et leurs serviteurs dûment appointés. La « saisie de la Crimée » a permis à Poutine de se retrouver dans une posture honorable alors que la perte de l’Ukraine et la crise économique le poussent à la posture inverse du « perdant », isolé du reste du monde.
Les mois qui viennent, en 2015, diront si ce chauvinisme russe, de défensif, deviendra agressif et, confronté tant à l’attaque occidentale sur le front ukrainien qu’au terrorisme islamiste sur le front caucasien, s’engagera plus profondément dans la guerre, tant en externe contre ses « ennemis » qu’en interne contre ses minorités non russes rebelles. Beaucoup dépendra de la capacité ou non d’éviter un marasme économique, après quinze années de redressement associées au nom de Poutine. Il pourrait en résulter un nationalisme russe sans précédent dans l’histoire – ethniciste et raciste. Si une telle évolution se confirmait, il ne serait pas exagéré de parler de « fascisme russe », autant qu’il est fondé d’évoquer un « fascisme ukrainien » à l’œuvre à Lviv, Kiev et dans les bataillons punitifs au Donbass.
L’énigme du Belarus
Le troisième état slave oriental, la Biélorussie ou Belarus – dix millions d’habitants, six fois la superficie de la Belgique – occupe la position stratégique d’une plaine par où sont passées dans l’histoire toutes les armées attaquant la Russie et, en retour, toutes les armées russes prenant la direction de l’Ouest. Le pays, structurellement uni à la Russie, est tenu d’une main de fer par son président Alexandre Loukachenko. Sa situation économique et sociale est nettement meilleure que celle de l’Ukraine et même de la Russie, si l’on tient compte des moindres inégalités et du maintien d’un « état social » protecteur des couches défavorisées, de l’absence de chômage massif et de misère noire comme il en règne dans plusieurs régions russes.
Le Belarus, s’il est épargné par un nationalisme virulent, n’en est pas moins travaillé par ses questions « identitaires » et le désir de préserver son indépendance.
Son peuple, en général russophile, et très majoritairement russophone, ne se considère pas pour autant comme une « province russe ». Ses motivations, à cet égard, sont triples. Dans le passé : les liens séculaires avec la Lituanie et la Pologne dont le Belarus fit partie. Dans le présent : le souci de maintenir une « voie biélorusse » distincte du capitalisme sauvage à la russe ou à l’ukrainienne. Or, cette « singularité » biélorusse, impliquant que 60% du PIB soit resté étatique, n’est pour plaire ni aux multinationales occidentales ni aux « oligarques » russes qui lorgnent du côté d’une économie agricole et industrielle moyennement développée.
Dans le futur problématique, entre autres questions débattues : la langue biélorussienne, officiellement « officielle » au même titre que le russe, mais de facto parlée dans les villages seulement. Or, il existe, tant dans l’opposition nationaliste qu’au sein du pouvoir « souverainiste », une volonté de restaurer la langue nationale que Moscou considère avec suspicion, compte tenu de l’exemple ukrainien, où la question linguistique a joué un rôle explosif. Soucieux d’autonomie, le Belarus ne peut être suspecté de russophobie : lors de ses fêtes de l’Indépendance, le 3 juillet, de fait les 70 ans de la libération de Minsk par l’Armée Rouge, le pouvoir biélorusse a fait la démonstration de sa fidélité à la cause soviétique (de la guerre) et à la fraternité d’armes avec la Russie. On est loin des célébrations de la Waffen SS à Lviv ou à Riga !
Mais cela ne signifie pas l’alignement sur Moscou.
Dans l’actuel conflit Occident-Ukraine-Russie, le président Loukachenko observe une position médiane, où le Belarus et sa capitale Minsk font figure de « forces de paix », une rareté dans le contexte mondial actuel !
Cela ne peut forcément pas plaire à tout le monde.
Source: Mondialisation.ca
Jean-Marie Chauvier