"Si la Turquie rejoint la guerre civile en Syrie contre Assad, un allié crucial de l’Iran, alors les leaders iraniens lui en feront payer le prix", avance l’écrivain du livre.
(…) Grâce à ses nombreux séjours en Irak et en Syrie au cours des dernières années et à ses nombreux contacts sur Internet, le journaliste indépendant basé à Londres, Patrick Cockburn, a écrit un livre sur l'Etat islamique (Daesh). Intitulé "L’essor de l’État Islamique : ISIS et la nouvelle révolution sunnite", le livre raconte la montée de l’État Islamique, cette organisation fanatique et assoiffée de sang à qui Al-Qaïda a donné naissance.
Le livre de Cockburn s’ouvre sur les événements de l’été 2014, quand les téléspectateurs horrifiés du monde entier ont vu le groupe conquérir de vastes territoires d’Irak, en mettant l’armée irakienne en déroute sans la moindre difficulté.
Le soi-disant "État Islamique en Irak et Sham" (La Grande Syrie, ou le Levant) semblait mériter son nom, puisqu’il contrôlait déjà de grands pans de territoire de première importance, à l’est et au nord de la Syrie.
Mais comme le note Cockburn, la défaite de l’armée irakienne était prévisible. Selon lui, l’armée irakienne, forte de dizaines de milliers d’hommes, n’a pas vraiment été défaite. Elle ne s’est tout simplement pas battue. La peur engendrée par l’horrible propagande d’ISIS, combinée avec la corruption endémique qui gangrène les rangs de l’armée irakienne, explique que de nombreux soldats soient tout simplement rentrés chez eux ou se soient enfuis des zones attaquées par ISIS.
La grande force de l’ouvrage de Cockburn est la manière dont il remet à la place qu’elles méritent les deux principales causes de la montée d’ISIS : d’abord, le legs de l’invasion et de l’occupation de l’Irak, par les Anglais et les Étasuniens en 2003 ; et ensuite, le soutien (parfois indirect) apporté à ISIS par les monarchies du Golfe et les régimes gaziers (Arabie Saoudite, Qatar et Émirats Arabes Unis) ainsi que par la Turquie, dans leur volonté aveugle (fruit aussi d’une haine sectaire) de renverser Bachar al-Assad, le président de Syrie.
Cockburn explique que l’occupation américaine de l’Irak et le démantèlement de l’armée irakienne qui a suivi, ont conduit des officiers irakiens furieux (et bien entrainés) à rejoindre la résistance naissante contre l’occupation étasunienne. Cockburn montre qu’il aurait pu en être autrement ; en effet, la plus grande partie de l’armée irakienne n’avait pas réellement combattu l’invasion parce qu’ils n’avaient pas vraiment envie de mourir pour Saddam Hussein : la plupart étaient tout simplement rentrés chez eux.
Ces politiques d’occupation se sont combinées avec la stratégie de la "sale guerre" du Colonel étasunien, James Steele, (un vétéran des guerres par procuration en Centre Afrique dans les années 1980). Steele a formé de fanatiques escadrons de la mort qui se sont empressés de torturer et de tuer leurs opposants. Cela ajouté au démantèlement de l’armée décrit par Cockburn a conduit directement à l’installation et au lent développement d’Al-Qaïda en Irak – le géniteur de "l’État Islamique".
L’occupation a aussi eu une autre conséquence dramatique : le néolibéralisme de l’époque Bush a engendré une corruption endémique. "Un général irakien à la retraite, récemment interrogé sur la cause de la défaite militaire [de juin 2014], a répondu avec emphase : ’Corruption ! Corruption ! Corruption !’ Elle a commencé, selon lui, quand les Étasuniens ont dit à l’armée irakienne d’externaliser la nourriture et autres fournitures, vers 2005. Un commandant de bataillon était payé pour une unité de 600 soldats, mais il n’en avait que 200 sous les armes et il empochait la différence en faisant de gros profits. L’armée est devenue une machine à faire de l’argent pour les hauts gradés… Qui plus est, les officiers sunnites bien entrainés ont été mis sur la touche." (64-65)
Il ajoute : "Pourquoi la corruption en Irak a-t-elle pris de telles proportions ? La réponse toute simple que donnent les Irakiens est que les sanctions de l’ONU ont détruit la société irakienne dans les années 1990 et les Américains ont détruit l’état irakien en 2003’" (68).
Il y a aussi beaucoup d’observations pertinentes sur les machinations qui sous-tendent la complexité du conflit que constitue la guerre civile en Syrie qui est, selon lui, composée de “cinq conflits différents qui déteignent les uns sur les autres et s’exacerbent mutuellement… Une vraie révolution populaire ... s’est vite trouvée contaminée par la lutte des Sunnites contre les Alawites, ce qui a alimenté le conflit Shiite-Sunnite dans la région entière, avec les États-Unis, l’Arabie Saoudite, et les états sunnites d’une coté, et l’Iran, l’Irak et les shiites libanais de l’autre ... [Et pour couronner le tout] une nouvelle guerre froide entre Moscou et l’Occident" (94).
A propos de ces guerres, il dit que, selon une “source haut-placée irakienne” anonyme, la "ré-émergence d’ISIS a été significativement aidée en 2011 et en 2012 par les services secrets de l’armée turque qui ont encouragé des officiers irakiens expérimentés qui avaient peut-être participé à la guérilla contre l’occupation étatsunienne, à travailler avec le mouvement" (77). Cockburn est sceptique car, selon lui, cette affirmation pourrait n’être qu’une "théorie conspirationniste de plus qui court sur le Moyen-Orient" mais il note toutefois que ces groupes djihadistes ont la réputation d’être facilement manipulables par des services secrets étrangers.
En citant à l’appui une interview avec un ancien commandant de "l’Armée Syrienne Libre traduit par le blog Brown Moses, Cockburn note aussi que l’opposition armée était largement "sous la férule de soutiens étrangers à la fin de 2013."
Rallié à ISIS (après avoir fait défection à l’ASL) Saddam al-Jamal dit à ceux qui l’interviewent (ou qui l’interrogent) dans la vidéo que sa brigade de l’ASL a été d’abord financée et dirigée par le Qatar, puis ensuite par l’Arabie Saoudite. Aux réunions du Conseil Militaire il y avait "invariablement des représentants des services secrets d’Arabie Saoudite, des Émirats Arabes Unis, de Jordanie ainsi que des États-Unis, de Grande Bretagne et de France".
A un de ces meetings qui a apparemment pris place en Turquie, le ministre saoudien de la Défense de l’époque, le Prince Salman bin Sultan (qu’il ne faut pas confondre avec le Prince Salman bin Abdulaziz qui est devenu le nouveau roi cette semaine après la mort de son demi-frère, le roi Abdallah) était personnellement présent et a demandé aux leaders de l’opposition armée d’exposer leurs besoins en armes et en liquidités (85-6).
Si le livre a un point faible, c’est son recours parfois excessif à des sources anonymes. Mais, du fait de la dangerosité de la situation en Syrie et en Irak, ces précautions sont inévitables, et le scepticisme évident et l’objectivité avec lesquels Cockburn traite ses sources rend son essai assez transparent pour que les lecteurs puissent se faire une opinion par eux-mêmes. D’ailleurs ceux qui ont lu la série en quatre parties de Cockburn dans The Independent, intitulée "Al-Qaïda, le second acte", verront qu’il a réutilisé dans son livre une partie de sa documentation, ce qui, étant donné la qualité de la série, n’est certainement pas une mauvaise chose.
Si l’analyse nuancée de Cockburn peut parfois paraitre sombre, c’est seulement parce que ce qui se passe dans la région est vraiment sombre. Dans sa conclusion il alerte sur le fait que "l’État Islamique est vite en train de devenir un fait géographique et politique sur la carte" (161).
Il dit même que les choses pourraient empirer : "Si la Turquie rejoint la guerre civile en Syrie contre Assad, un allié crucial de l’Iran, alors les leaders iraniens lui en "feront payer le prix ’"comme ils l’ont affirmé.
Cela peut sembler une éventualité lointaine ou improbable. Mais l’essor d’ISIS aussi, avant le printemps de 2014. Et cela faisait des années que Cockburn essayait d’alerter l’Occident sur sa montée en puissance.
Source: Info Palestine