Cherchez le Yémen...Il s’agit essentiellement de projets et de prêts dont les intérêts iront aux nantis, ce qui ne modifiera pas grand-chose du revenu réel des citoyens écrasés par la pauvreté
Du 13 au 15 mars courant s’est tenue à Charm el-Cheikh « la Conférence sur l’avenir de l’Égypte ». Quatre pays du Golfe ont promis des investissements et une aide de 12,5 milliards de dollars, et le Caire aurait signé des contrats d’investissements directs d’un montant de 36,2 milliards. Plusieurs ministres occidentaux ont fait le déplacement, dont le chef de la diplomatie américaine John Kerry [1].
Certains analystes se sont demandé quel était le but de ce soutien financier, éminemment politique, des Pays du Golfe et de l’Occident, notamment des États-Unis. Éviter le rapprochement entre l’Égypte et la Syrie dans leur lutte commune contre le terrorisme et les Frères Musulmans ? Éloigner l’Égypte de la Russie ? Empêcher l’Égypte de jouer son rôle historique dans la région du Moyen-Orient et le Monde arabe ?
Pour M. Nasser Kandil, sans nier toutes ces hypothèses qui pourraient paraître contradictoires, ce qui s’est passé en Égypte est en relation directe avec ce qui se passe actuellement au Yémen [NdT].
Comprendre les raisons de l’avalanche de ces milliards de dollars sur l’Égypte exige que nous envisagions les deux dimensions de cet événement :
La relation de cette manne consentie à l’Égypte par les Pays du Golfe avec les problèmes auxquels ils font face au Yémen [depuis la prise de Sanaa par la rébellion houthie le 21 septembre 2014, NdT].
Le pourquoi du soutien occidental sans lequel les Pays du Golfe n’auraient pas pu placer leur argent pour redresser la situation politique et financière de l’Égypte.
En réalité, nous sommes devant une équation bi-factorielle égypto-yéménite, à la fois, géographique, démographique et économique. Car, si le Yémen est au cœur des pays arabes du Golfe, l’Égypte est au cœur des pays arabes d’Afrique, avec entre les deux la Mer Rouge.
Par conséquent, lorsque nous parlons des Pays du Golfe, nous ne pouvons que tenir compte du Yémen. La preuve en est que l’Arabie Saoudite, qui ne semblait se préoccuper que de la Syrie et du Liban, n’a plus d’yeux que pour ce qui se passe au Yémen [2]. Les Saoudiens se sont battus avec tous leurs moyens financiers et relationnels pour que leur capitale, Riyad, soit le siège du dialogue entre les yéménites. Ils ont échoué.
Dès lors, comment faire alors qu’ils ne disposent pas de la force militaire nécessaire pour imposer leurs exigences comme, par exemple, la reconnaissance de Mansour al-Hadi [Le président yéménite démissionnaire qui a subordonné la poursuite des négociations nationales inter-yéménites au transfert du siège des pourparlers de Sanaa vers le Conseil de Coopération du Golfe Persique à Riyad, NdT] ou la qualification d’Aden en tant que capitale yéménite ? Comment faire face aux forces des Houthis [3] rendues à leur frontière avec des incursions au-delà ?
D’où le pari sur l’Égypte. Le président égyptien, Mohammad al-Sissi, n’a-t-il pas déclaré, au quotidien Al-chark, que la sécurité du Golfe faisait partie de la sécurité de l’Égypte [4] ? Alors, payons ce qu’il faudra pour que les Égyptiens dépêchent leurs forces au Yémen et nous aident à imposer notre domination.
Mais voilà que les Égyptiens se comportent comme les Turcs. Les Saoudiens ont bien tenté de les réconcilier dans l’espoir de les pousser à coopérer au Yémen. Mais la réponse évidente du Turc fut : « Quand nous serons prêts à intervenir militairement quelque part, nous irons en Syrie ». Et la réponse, tout aussi évidente, de l’Égyptien fut : «Quand nous serons prêts à intervenir militairement quelque part, nous irons en Libye ».
Ne restait plus qu’à leur proposer d’assurer une sorte de « siège maritime » du Yémen par une alliance « locale » turco-égypto-saoudienne. Pourquoi ? Parce qu’il faut absolument étrangler Sanaa et empêcher les Houthis d’en faire la capitale du Yémen, alors que l’Arabie Saoudite en a décidé autrement et a invité les États à transférer leurs ambassades à Aden. Une telle pression sur les régions acquises aux révolutionnaires est censée les amener à négocier une solution à Riyad et non entre yéménites, ce qui lui permettrait de les empêcher de consolider leur relation avec l’Iran.
C’était sans compter sur la colère du peuple égyptien suite à l’exécution de vingt-et-un de leurs compatriotes par Daesh [EIIL, ISIS ou État islamique], en Libye ; colère qui a imposé aux autorités égyptiennes d’envisager une riposte militaire [5] et de pousser le Conseil de sécurité à mandater une intervention internationale spéciale contre le terrorisme en Libye, appuyées en cela par la France [6], l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis. Ceci, alors que l’Égypte avait refusé d’intégrer la Coalition internationale décidée par les États-Unis suite à l’invasion de Mossoul, faute d’avoir obtenu que la guerre contre le terrorisme inclut la lutte contre les Frères Musulmans.
Mais quelle ne fut pas la surprise du ministre égyptien des Affaires étrangères, une fois rendu à l’ONU [Conseil de sécurité du 18 février 2015, NdT], de constater que le Qatar s’opposait à qualifier la demande égyptienne de «demande formulée par les États arabes » et que, vérification faite, l’Arabie Saoudite soutenait le Qatar !
Ici, la décision a été dictée par l’administration américaine, et cette décision est liée au Yémen : « Laissez agir les Frères Musulmans. Qui d’autres vous restent-ils pour défendre vos intérêts au Yémen ? ». Par conséquent, l’Arabie Saoudite, mise devant le fait de choisir entre la volonté de l’Égypte et les Frères Musulmans, qui l’aideraient à rétablir l’équilibre des forces escompté au Yémen, a choisi ces derniers.
D’où la déclaration du ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud Al-Faisal, se résumant à dire : « Nous n’avons aucun litige avec les Frères Musulmans ». D’où le rétablissement des relations entre l’Arabie Saoudite et le Qatar. D’où la volte-face des Saoudiens contre l’Égypte et en faveur du Qatar.
Ainsi, et nous devons l’admettre, l’Égypte a été maîtrisée par le refus de sa demande d’une intervention internationale spéciale en Libye, l’administration US lui ayant fait savoir que la solution devra être politique. Laquelle solution passe par les Frères Musulmans et la recherche d’un accord entre l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar.
Le régime égyptien s’est donc incliné en dépit du soutien de la Russie prête à coopérer, la coalition contre le terrorisme en Libye n’a pas eu lieu, mais instruction a été donnée aux Pays du Golfe d’ouvrir les tiroirs-caisses pour distraire le peuple égyptien par la manne financière à venir. Et les voilà tous rendus à Charm el-Cheikh pour claironner des chiffres de 10, 18, puis 30 milliards de dollars, qui pourraient atteindre les 100 milliards si l’année prochaine il s’avérait que les investissements étaient profitables.
Alors qu’en réalité, il s’agit essentiellement de projets et de prêts dont les intérêts iront aux nantis, et de placements bancaires destinés à éviter l’écroulement de la monnaie égyptienne ; ce qui ne modifiera pas grand-chose du revenu réel des citoyens égyptiens écrasés par la pauvreté.
Partant de là, nous pouvons donc répondre aux questions suivantes :
L’équation yéménite penchera-t-elle en faveur de l’Arabie Saoudite ? NON.
L’équation libyenne penchera-t-elle en faveur de l’Égypte ? NON.
L’Égypte, acceptera-t-elle de s’aventurer dans une guerre contre le Yémen ? NON.
La Turquie, acceptera-t-elle de s’aventurer dans une guerre contre le Yémen ? NON.
L’Arabie Saoudite, se trouvera-t-elle obligée d’accepter de revenir au dialogue inter-yéménite qui devrait déboucher sur un Conseil présidentiel, avec les Houthis comme interlocuteurs de poids ? OUI.
Le gouvernement égyptien se trouvera-t-il obligé à une confrontation, car si les Frères Musulmans arrivaient au pouvoir en Libye, même au sein d’un gouvernement d’union nationale [actuellement, deux gouvernements et deux assemblées législatives, NdT], ils se renforceront en Égypte ? OUI.
Autrement dit, la situation évolue dans un sens qui ne sert pas les intérêts de ceux qui se sont embarqués dans le sillage des USA, que ce soit du côté saoudien ou du côté égyptien.
Ceci, alors que le destin de l’Égypte est de s’associer avec la Syrie dans la guerre contre Daesh, le front al-Nosra et les Frères Musulmans, et que le destin de l’Arabie Saoudite est de reconnaître humblement que les Houthis sont désormais un facteur obligatoirement déterminant dans les négociations, ainsi que dans le dialogue inter-yéménite, et que leur relation avec l’Iran, au cas où elle se concrétise, ne peut les affecter en tant que force patriote yéménite capable d’apaiser les tensions, non l’inverse.
Par Nasser Kandil : homme politique libanais et ancien député, il est aussi rédacteur en chef du quotidien al-Bina.
Source : émission de Top News-nasser-kandi [à partir de la 48ème minute]; Traduit par Mona Alno-Nakhal