Pour les pouvoirs sunnites, la lecture religieuse du conflit contre l’Iran cache les véritables enjeux stratégiques:l’opposition entre Etats-Nations et ensemble régional néo-libéral sous l’égide de l’impérialisme occidental
Avec l’entrée en scène on ne peut plus active de l’Arabie Saoudite, un nouveau front s’est ajouté aux champs de bataille en cours depuis plusieurs années au Moyen-Orient : le front du Yémen. Le résultat immédiat est que ce petit pays est transformé en une « boule de feu » (formule de la chaîne libanaise Almayadeen) risquant d’embraser l’ensemble de la région.Il faut dire que le terrain, le décor propice à la frénésie du royaume wahhabite, a été rapidement installé :
- le 21 mars, retrait du dernier contingent américain, composé notamment d’une centaine de commandos des forces spéciales. Ces forces étaient stationnées sur la base aérienne Al-Anad, dans le sud du Yémen et avaient pour double mission : combattre Al-Qaeda dans la péninsule Arabique (Aqpa) et former des unités antiterroristes de l’armée yéménite.
- le 25 mars, claironne l’ambassadeur saoudien à Washington, une coalition de pays de la région du Golfe, emmenée par l’Arabie Saoudite, intervient (sacrifions au mot étrangement médical mais consacré) au Yémen. En effet, dans la nuit du 25 au 26 mars, des bombardements aériens sont effectués sur la ville d’Aden pour repousser l’offensive de la rébellion houthie d’obédience chiite, alliée à une partie de l’armée yéménite, restée fidèle à l’ancien Président Ali Abdellah Saleh.
Voulant donner à son intervention une motivation religieuse, à savoir le renforcement du camp sunnite, l’Arabie Saoudite a adressé un appel au Pakistan et à la Turquie pour élargir la coalition, composée, pour l’heure, de pays arabes. Les autorités de Ryad sont d’autant plus tentées d’utiliser le paravent du « schisme sunnite-chiite » qu’elles savent qu’à la frontière irano-pakistanaise couve une rébellion de la minorité iranienne sunnite.
Pour le moment ni le Pakistan, ni la Turquie n’ont donné suite à la demande saoudienne. Les tractations diplomatiques en cours entre, d’une part, la Turquie et l’Iran et, d’autre part, entre le Pakistan et l’Iran, vont plutôt dans le sens de l’apaisement et de la recherche d’une solution politique du conflit au Yémen. La diplomatie iranienne emprunte résolument ce chemin même si le Gardien de la Révolution, l’ayatollah Khamenei ne mâche pas ses mots, lui qui assure l’Arabie Saoudite qu’elle risque gros, que ses turpitudes l’amèneraient à «mordre la poussière au Yémen » et perdre son équilibre intérieur.
Le déclenchement de l’opération « Tempête de la fermeté » vise l’écrasement de la rébellion « Ansarullah » afin de l’empêcher d’atteindre Bab El Mandeb qui, comme le détroit d’Ormuz, constitue le point de passage du pétrole du Golfe. Que les Ansarullah accèdent au Bab El Mandeb, et c’est la remise en cause de toute la stratégie saoudienne de production de 10 millions de barils de pétrole par jour pour mettre en difficulté l’économie de la Russie, de l’Iran et... de l’Algérie.
Cette « tempête » est en fait le prolongement des conflits qui se déroulent en Irak et en Syrie. La guerre contre Ansarullah a pour but de porter un coup à l’influence iranienne au Yémen tout comme l’invasion puis la prise de Mossoul par Daesh était destinée à briser l’axe Téhéran-Bagdad -Damas. (1)
A ce stade du conflit, on ne peut s’empêcher tout de même de noter un fait curieux : la fameuse coalition internationale ne fait plus parler d’elle ni en Irak ni en Syrie, elle « sommeille » donc et laisse ainsi une large liberté d’action à Daesh en Irak et au Front El Nosra en Syrie. Sur les deux fronts terrestres, les forces en présence face aux organisations terroristes demeurent, d’une part, l’armée irakienne soutenue par les forces spéciales iraniennes, et, d’autre part, l’armée syrienne soutenue par le Hezbollah.
Un même ennemi « Chiite ou Perse »
Sitôt qu’on a commencé à envisager la conclusion d’un accord pour le moment tout hypothétique sur le nucléaire iranien, on a vu dans un même élan, le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu et le chef de la diplomatie saoudienne Saoud Al-Fayçal monter au créneau pour, le premier, nous mettre en garde contre un accord à Lausanne (qui) ouvrirait la voie à un Iran nucléaire, et nous avertir qu’Israël ferait « tout » pour défendre sa sécurité, le second, nous assurer que les grandes puissances « court-circuitent les intérêts des États de la région en faisant miroiter à l’Iran des bénéfices dont il ne pourra pas jouir sans qu’il coopère avec les pays de la région. »’
La similitude est en effet de plus en plus manifeste entre les lectures géostratégiques du rôle de l’Iran faites, d’un côté, par les tenants du Wahhabisme en tant que doctrine religieuse servant de sous-bassement idéologique à l’Arabie saoudite et, de l’autre, par le sionisme en tant qu’idéologie fondatrice de l’État d’Israël.
Cette similitude dans la vision de l’Iran n’est pas le fruit du hasard, elle correspond à une convergence stratégique qui a eu le temps de s’affermir comme en témoignent les propos tenus par Shimon Péres en 2010 : à la question « Le Proche-Orient fait-il face à de nouveaux dangers ? », posée par Laurent Zecchini, journaliste du Monde, l’homme d’État israélien répond : « Oui, car nous sommes confrontés à de nouvelles ambitions. Les Perses veulent de nouveau contrôler le Proche-Orient. Que ce soit pour des motifs religieux importe peu… », et concernant les pays arabes, il ajoute « .. La plupart des Arabes en sont profondément préoccupés. Ils ont peur d’une agression de l’Iran, et ils ne savent pas quoi faire... Israël n’est plus le principal problème pour eux, c’est l’Iran, qui utilise le conflit israélo-arabe comme une excuse pour ses ambitions...Ils ne le diront jamais ouvertement bien sûr. Mais aujourd’hui, les contacts secrets sont plus importants que les contacts diplomatiques. » (2)
Et au Moyen-Orient, les accords secrets sont légion, à commencer par ceux-là mêmes qui ont donné naissance aux drames que vivent les peuples de la région, à savoir les accords Sykes-Picot.
Pour l’un, un islam dévoyé, et pour l’autre, un nouvel Amalek...
Hier comme aujourd’hui, tous les conflits qui ont ébranlé et meurtri le Moyen-Orient ont un même lieu de convergence : le Liban. Pays qui est en définitive le témoin dans tous les sens du terme de tout ce que vit la région, de ses souffrances, de ses contradictions, mais aussi fort heureusement de ses espoirs.
Le 17 septembre 1978, le Président égyptien Anouar Sadate et le Premier ministre israélien Menahem Begin signent deux documents dont la référence est la résolution 242 des Nations unies d’octobre 1967 : le premier, un traité portant sur le « cadre de paix au Proche-Orient », le second document scellait la « conclusion d’un traité de paix» entre Israël et l’Égypte. Contre ce traité de paix prônant la «normalisation » avec Israël s’est constitué un front du refus arabe composé de l’Irak, la Syrie, la Libye et l’Algérie.
Un front du refus dont la faiblesse a éclaté au grand jour en 1982, puisque le «cadre de paix au Proche-Orient » a été inauguré par l ’’Opération Paix en Galilée ’’, déclenchée le 6 juin par Israël et qui s’est conclue par l’occupation du Liban. Mis à part les éternelles diatribes anti- israéliennes, les dirigeants arabes ont été d’une passivité pour le moins déconcertante face à la destruction et à l’occupation du Sud Liban, à l’exode de la direction de l’OLP et à l’ignoble massacre dans le camp palestinien de Sabra et Chatila, commis par des collaborateurs libanais avec la bénédiction de l’occupant israélien.
Le retrait israélien de 2000 est le fruit de la résistance libanaise et non celui du fameux « cadre de paix au Proche-Orient » égypto-israélien. Mais il faut l’admettre, le fer de lance de cette résistance était dans sa majorité chiite et incarné par le Hezbollah. D’où l’aura et la sympathie politique dont a rapidement bénéficié le Hezbollah au sein des couches populaires à majorité arabe sunnite du Maroc à l’Irak. Avec sa victoire sur Israël, le Hezbollah donnait l’exemple à suivre pour libérer les autres territoires occupés.
La guerre que lui fera encore Israël quatre ans plus tard, en juillet 2006, dans le but de détruire ses capacités militaires a été tacitement approuvée par les monarchies, l’Égypte et la Turquie, bref, les puissances régionales sunnites. Une fois de plus, de cette confrontation le Hezbollah sort grandi, augmentant l’inquiétude des dirigeants de ces pays traditionnellement dits modérés et en passe de revêtir un nouvel habit dans le cadre d’une éventuelle reconfiguration géopolitique de la région. Une offensive idéologico-religieuse en direction des couches populaires sunnites a donc été menée pour discréditer le Hezbollah via les médias et les prêches dans les mosquées. Elle semble avoir eu quelque succès : le Hezbollah a perdu en effet de sa notoriété et est perçu, certes à tort, comme un simple exécutant des visées iraniennes et vecteur d’un ’’islam dévoyé’’.
Il ne faut pas oublier par ailleurs que, sur le plan militaire, la C.I.A et d’autres organismes de renseignement américains financent des groupes politico-militaires anti-Hezbollah et encouragent l’infiltration de groupes armés sunnites et de prédicateurs salafistes avec l’aide de l’Arabie Saoudite. (3) A cet égard, les déclarations de Jeffrey D. Feltman, assistant de l’ancienne secrétaire d’Etat américaine, Condoleeza Rice, et responsable du bureau des affaires du Proche-Orient, et de Daniel Benjamin, coordinateur du bureau de lutte contre le terrorisme sont sans ambiguïté :’’Les Etats-Unis continuent de prendre très au sérieux les menaces que le Hezbollah fait peser sur les Etats-Unis, le Liban, Israël et l’ensemble de la région.’’(4)
Le plus significatif reste la reconnaissance officielle de l’aide directe apportée par les Etats-Unis aux forces libanaises qui luttent contre le Hezbollah.’’Les Etats-Unis fournissent une assistance et un appui à tous ceux qui, au Liban, travaillent pour créer des alternatives à l’extrémisme et réduire l’influence du Hezbollah dans la jeunesse. (...) A travers l’USAID et la Middle East Partnership Initiative (MEPI), nous avons contribué depuis 2006 à hauteur de plus de 500 millions de dollars à cet effort… Depuis 2006, notre aide totale au Liban a dépassé le milliard de dollars…’’ (4).
Les Etat-Nations ennemis du Néo-libéralisme
Pour les pouvoirs sunnites, la lecture religieuse du conflit qui les oppose à l’Iran et à ses alliés syriens, irakiens et libanais permet de voiler les véritables enjeux stratégiques qui secouent la région. Enjeux qui entraînent l’opposition des Etats-Nations et des forces politiques, jaloux de leur souveraineté politique et économique et dont l’Iran est le fer de lance, au projet de formation d’un ensemble régional néo-libéral sous l’égide de l’impérialisme occidental.
Au Liban, cela se traduit par la confrontation, pour l’instant politique entre, d’une part, l’Alliance du 8 mars dont les deux composantes principales sont le Courant patriotique libre (CPL) de Michel Aoun et le Hezbollah et d’autre part, l’Alliance du 14 mars dont la composante principale est sunnite et est soutenue par l’Arabie Saoudite, l’Egypte et la Turquie, tous les trois pro-occidentaux. C’est en ce sens que le Liban est la pierre angulaire de ce qui se joue sur le plan stratégique et idéologique au Moyen-Orient et au-delà, dans le monde arabe.
Pour l’État d’Israël, en vue de justifier le danger que représente l’Iran, la référence religieuse est également présente en des termes bibliques comme l’exprimait clairement le Premier ministre israélien Benyamin Netannyahou à Auschwitz, le 28 janvier 2010 :’’Nous nous souviendrons toujours de ce que nous a fait l’Amalek nazi, et nous n’oublierons pas de nous tenir sur nos gardes face au nouvel Amalek qui apparaît au devant de l’histoire, et menace à nouveau d’exterminer les juifs. Nous ne prendrons pas les choses à la légère en nous faisant croire qu’il s’agit d’intimidations en l’air.’’ (5)
A n’en pas douter, les « contacts secrets » dont parlait Shimon Péres demeurent d’actualité et visent l’édification du « nouveau Moyen-Orient » cher à l’ancien Président G.Bush. Un nouveau Moyen-Orient dont l’avènement ne peut être envisagé sans, d’une part, la neutralisation des « fauteurs de troubles régionaux » que sont l’Iran, le Hezbollah et le Hamas et, d’autre part, sans vassaliser, voire morceler la Syrie. Dans un Moyen-Orient ainsi conçu, la question palestinienne trouverait, du moins les stratèges US et israélien l’espèrent, une réponse acceptable pour l’État d’Israël, enfin rasséréné, une fois intégré politiquement et économiquement tel un « petit Occident » moyen-oriental.
M. El Bachir
Source: Le Grand soir