Un État totalitaire est aussi puissant que le sont ses informateurs. Et les États-Unis en ont beaucoup.
Un État totalitaire est aussi puissant que le sont ses informateurs. Et les États-Unis en ont beaucoup.
Ils lisent nos e-mails. Ils écoutent, téléchargent et archivent nos appels téléphoniques. Ils nous prennent en photo au coin des rues, sur les quais de métro, dans les magasins, sur les autoroutes et dans les bâtiments publics et privés. Ils nous traquent à travers nos appareils électroniques.
Ils infiltrent nos organisations. Ils incitent et facilitent les « actes de terrorisme » de musulmans, d’environnementalistes radicaux, d’activistes et d’anarchistes des Black blocs, piégeant ces dissidents impuissants et les envoyant en prison pour des années.
Ils ont accumulé des profils détaillés de nos habitudes, de nos goûts, de nos propensions particulières, de nos archives financières et médicales, de nos orientations sexuelles, de nos historiques d’emploi, de nos habitudes de consommation et de nos casiers judiciaires. Ils archivent ces renseignements dans des ordinateurs gouvernementaux. Et cela reste en suspens, comme une bombe à retardement, en attendant le moment où l’État décidera de nous criminaliser.
Les états totalitaires enregistrent jusqu’à nos activités les plus banales afin qu’ils puissent, lorsqu’ils décident de nous incarcérer, investir ces activités d’intention subversives ou criminelles. Et les citoyens qui savent, grâce au courage d’Edward Snowden, qu’ils sont surveillés, mais pensent naïvement qu’ils « n’ont rien fait de mal » ne comprennent pas cette sombre et terrifiante logique.
La tyrannie est toujours associée à des réseaux clandestins d’informateurs (~balances/indics~). Ces informateurs maintiennent la populace dans un état de peur. Ils perpétuent une anxiété constante et créent l’isolation à travers la méfiance. L’État utilise la surveillance généralisée et l’espionnage pour briser la confiance et nous priver de la liberté de penser et de parler librement.
Un appareil de sécurité de surveillance d’État, parallèlement, conditionne tous les citoyens à devenir informateurs. Dans les aéroports et le train, le métro et les arrêts de bus, la campagne de recrutement est inexorable. On nous gave de vidéos gouvernementales clinquantes et d’autres messages nous avertissent afin que l’on reste vigilant et que l’on rapporte tout ce qui semblerait suspect.
Les vidéos, en boucle infinies diffusées par des écrans de télévision montés, incorporent d’office une musique inquiétante, les clichés des types de criminels louches, le citoyen alerte prévenant les autorités, et dans certains cas le malfaiteur appréhendé et menotté se faisant embarquer. Ce message d’hyper vigilance et d’aide à l’État afin de démasquer de dangereux ennemis internes est au même moment disséminé à travers les agences gouvernementales, les médias de masse, l’industrie de la presse et du divertissement.
« Si vous voyez quelque chose dites quelque chose », dit le slogan.
Dans toutes les stations d’Amtrak, on dit aux passagers de prévenir les autorités — qui bien souvent se promènent parmi nous, avec des chiens —si quelqu’un «semble être dans une zone non autorisée », «traîne, fixant ou regardant les employés et les clients », « exprimant un niveau d’intérêt inhabituel pour les opérations, l’équipement et le personnel », « habillé de manière inappropriée pour le temps, comme avec un gros manteau en été », « agissant d’une manière extrêmement nerveuse ou anxieuse », « restreignant la liberté de mouvement d’un individu », ou « recevant des instructions sur ce qu’il faut dire aux agents de la sécurité ou de l’immigration ».
Ce qui est particulièrement dérangeant avec cette exhortation incessante à devenir un citoyen informateur, c’est qu’elle détourne notre regard de ce que nous devrions voir — la mort de notre démocratie, la présence croissante et l’omnipotence de la police d’État, et l’éviscération, au nom de notre sécurité, de nos libertés les plus fondamentales.
La peur manufacturée engendre le doute de soi-même. Souvent inconsciemment, elle nous fait nous conformer dans nos comportements extérieurs et intérieurs. Elle nous conditionne dans nos relations avec ceux qui nous entourent, instillant de la suspicion. Elle détruit la possibilité d’organisation communautaire, et de dissidence. Nous avons construit ce que Robert Gellately appelle « une culture de la dénonciation ».
Les délateurs (~balances/indics~) en prisons, quintessence d’un système totalitaire, sont la colle qui permet aux autorités carcérales de garder le contrôle et de maintenir les prisonniers divisés et affaiblis. Les délateurs peuplent aussi les tribunaux, où la police passe des accords secrets pour abandonner ou alléger les charges à leur encontre en échange de témoignages contre des individus ciblés par l’État. Nos prisons sont remplies de gens purgeant de longues peines basées sur de fausses déclarations que des informateurs ont fournies en échange de clémence [commutation de peine].
Il n’y a pas de règles dans ce jeu sordide. La police, comme les autorités carcérales, peut proposer aux délateurs des accords sans supervision ou contrôle judiciaire. (Accords impliquant parfois des choses aussi triviales qu’autoriser un prisonnier à avoir accès à de la nourriture comme des Cheeseburgers). Les délateurs permettent à l’État de contourner ce qu’il nous restait de protection légale. Les délateurs peuvent obtenir des informations pour les autorités et n’ont pas à donner à leurs cibles « d’avertissement Miranda ». Et à cause du désespoir de la plupart de ceux qui sont recrutés pour moucharder, les informateurs sont prêts à faire presque tout ce que leur demanderont les autorités.
Tout aussi infectés que les prisons et les tribunaux, on retrouve les quartiers pauvres, remplis d’informateurs, dont nombre de petits dealers de drogue à qui l’on permet de vendre dans la rue en échange d’informations. Et à partir de là notre culture de la délation remonte en spirale vers les sièges de la NSA, du FBI et de la Homeland Security.
Les systèmes de police et l’autorité militaire sont impitoyables quand l’un des leurs, à l’instar d’Edward Snowden ou de Chelsea Manning, devient informateur au nom du bien commun. La structure de pouvoir impose des murs de silence et de sévères formes de rétribution à l’intérieur de ses rangs, afin de s’assurer que personne ne parle. Le pouvoir comprend qu’une fois divisé, une fois que ceux à l’intérieur de ses murs deviennent des informateurs, il devient alors aussi faible et vulnérable que ceux qu’il asservit.
Nous ne serons pas en mesure de nous réapproprier notre démocratie et de nous libérer de la tyrannie tant que les informateurs et les vastes réseaux qui les soutiennent ne sont pas démantelés. Tant que nous sommes surveillés 24 heures par jour nous ne pouvons pas utiliser le mot« liberté ». Il s’agit là d’une relation maître-esclave. N’importe quel prisonnier le comprendrait. (...)
Par Chris Hedges: journaliste et auteur américain, récipiendaire d’un prix Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com
Source: traduit par Le partage