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Syrie : Au tour des Druzes de passer par le fil de l’épée d’Al-Nosra. Pourquoi ?

Syrie : Au tour des Druzes de passer par le fil de l’épée d’Al-Nosra. Pourquoi ?

Les États-Unis étudiaient plusieurs projets géopolitiques, dont celui de transformer le « monde musulman » par la création de 30 entités politiques nouvelles sur des bases ethniques et confessionnelles

Personne ne peut croire que le massacre des Druzes à Idleb est un «incident isolé » comme le prétend Walid Joumblatt.

Les événements et les rencontres sous le manteau, qui se sont succédés ces derniers jours, suggèrent qu’il s’agit plutôt d’un message adressé aux cheikhs et aux notables de Souweïda, c’est-à-dire les Druzes de Djebel el-Arab, leur disant: « Si vous restez neutres et exigez le retrait de l’Armée arabe syrienne, nous vous garantissons que Daech et en tout cas Al-Nosra vous épargneront ».

Une garantie couverte aussi bien par M. Walid Joumblatt que par Israël qui oublient que les Druzes syriens sont historiquement des défenseurs patriotes et non des collaborateurs de l’étranger.

Les Israéliens ont beaucoup joué sur les minorités de la région. Depuis 1948, ils sont habités par la conviction que la légitimité historique de leur entité est liée à la naissance, autour d’eux, d’autres entités ethniques, confessionnelles et sectaires, semblables à la leur. Un rêve qu’ils ont essayé de concrétiser à maintes reprises comme le prouve la correspondance de Moshe Sharett avec des dirigeants libanais chrétiens, tels le Président Camille Chamoun et le Cheikh Pierre Gemayel, et aussi avec les dirigeants kurdes dans le nord de l’Irak.

D’ailleurs, le président de la région autonome du Kurdistan, Massoud Barzani, a souvent souligné les liens étroits de son père Mustapha Barzani, le chef historique du mouvement national kurde en Irak, avec Israël. À ce sujet, il suffira de rappeler que quand Massoud Barzani a annoncé l’organisation d’un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien, il n’a trouvé que Netanyahu pour le soutenir.

Cependant, les efforts des dirigeants israéliens se sont concentrés, sans relâche, sur le projet de création d’un État druze comme l’attestent les documents et plans « top secret » publiés dans l’ouvrage de l’historien israélien Shimon Avivi, paru il y a quelques années.

Dans sa dernière version, cet « État tampon » serait à cheval sur le Liban et la Syrie et s’étendrait du Mont Liban [Chouf et Alay] vers la Bekaa ouest, puis le Golan et le Jebel el-Druzes en Syrie [Montagne des Druzes encore appelée Djébel el-Arab]. Pour les Israéliens, si ce projet réussit, il sécuriserait une partie importante du front libanais et presque tout le front syrien, en plus de régler la question des arabes de 1948.

Selon Shimon Avivi, c’est dès la guerre de 1948 que le Bureau du ministère israélien des Affaires étrangères du Moyen-Orient avait suggéré d’établir une «Région autonome druze» en Galilée, en travaillant les chefs de cette communauté, dans le but de déstabiliser les régimes arabes voisins et d’alléger la pression militaire sur Tsahal. Le projet fut finalement rejeté par le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Moshe Sharett, et par le Premier ministre David Ben-Gourion pour coûts exhaustifs. Mais c’est de là qu’est venue l’idée du statut militaire spécial des Druzes de Galilée.

Le projet d’un « État druze » n’a été avancé qu’après la guerre de 1967 par Yigal Allon [ministre de l’intégration des immigrés et vice-premier ministre], qui en a convaincu Levy Echkol [troisième premier ministre d’Israël de 1963 jusqu’à sa mort en 1969].

Ainsi, Shimon Avivi publie un document adressé par Allon à Eshkol, en Août 1967, concernant une proposition visant à établir un état tampon druze entre Israël et la Syrie. Il écrit : « À l’exception de brèves périodes, des tensions existent entre les chefs druzes et Damas. Récemment, ces tensions ont atteint un nouveau sommet en rapport avec leurs particularités culturelles, démographiques et géographiques. Ils peuvent se rebeller contre Damas afin d’établir leur propre état souverain ». Il a même précisé les contours de cet état qui devait aller du Djebel au plateau du Golan, en Galilée, puis vers des parties de terres situées au sud du Litani au Liban ; ajoutant qu’il fallait lui accorder une assistance militaire, financière et politique, contre sa reconnaissance de l’existence et de la légitimité de l’État d’Israël.

Trois jours après, Levi Eshkol lui répondait que cette question avait été prise en considération et qu’elle allait aussitôt être soumise aux officiers de l’armée israélienne ainsi qu’à certains chefs druzes locaux restés au Golan occupé depuis la guerre de 1967.

Mais la chance a voulu qu’un Syrien druze patriote se mette au travers de ce projet : le Cheikh Kamal Kanj du village de Majdal Shams dans les hauteurs du Golan. Sollicité pour concrétiser le projet, il fit croire aux officiers du Renseignement israélien qu’il devait consulter les dignitaires druzes libanais et en profita pour passer le message au Président égyptien Jamal Abdel-Nassar, au ministre syrien de la Défense de l’époque, Hafez al-Assad, et à Kamal Joumblatt [père de Walid Joumblatt et fondateur du Parti socialiste progressiste ou PSP]… Il a été condamné pour espionnage à la prison à vie… [7].

Parallèlement, les États-Unis étudiaient plusieurs projets géopolitiques et la révision des frontières dessinées par Sykes-Picot au début du siècle dernier, dont celui de l’historien Bernard Lewis [8] fondé sur la transformation du « monde musulman » par la création de 30 entités politiques nouvelles sur des bases ethniques et confessionnelles avec déjà, la fragmentation de l’Irak en trois mini-états, chiite, sunnite et kurde.

Ce projet a été analysé en profondeur lors d’une réunion de l’OTAN à Francfort en 2010, en présence d’une sorte de « Comité des sages » présidé par Madeleine Albright. Il s’agissait, entre autres, de s’entendre sur la façon de gérer ce Moyen-Orient dont les frontières actuelles, selon Lewis, ne répondaient pas à leurs intérêts du fait de l’émergence d’États nationaux résistant à leur hégémonie, comme l’Irak par le passé et comme la Syrie et l’Algérie actuellement. Alors, en avant les partitions et tant pis pour les dégâts en matière de tragédies humaines et de déplacement des populations.

Henry Kissinger, membre de ce comité, avait objecté que ce plan reviendrait à la création de plusieurs micro-États chiites et alaouites sur la côte méditerranéenne et sur la côte du Golfe arabo-persique, tous dépendant de l’Iran ; ce qui était franchement contraire au but recherché.

En effet, la création d’un état kurde au nord de l’Irak et d’un état alaouite sur la côte syrienne, mènerait à la partition de la Turquie, étant donné qu’elle compte environ 17 millions de Kurdes qui réclameront leur état à l’est de son territoire, et presque autant d’Alaouites qui réclameront le leur au sud-ouest.

De même, la création d’un état chiite au sud de l’Irak mènerait à la partition de l’Arabie Saoudite avec des micro-états chiites sur la côte est du Golfe arabo-persique.

Résultat : la côte méditerranéenne, du sud du Liban jusqu’à la Turquie, et les zones pétrolifères, à l’est et à l’ouest du Golfe arabo-persique, se retrouveraient au sein d’une alliance dirigée par l’Iran. Le plan de Lewis est rejeté.

En revanche, Kissinger a proposé une nouvelle théorie qui consiste à jouer sur les cordes démographiques et les tensions confessionnelles pour disloquer les sociétés locales et affaiblir les États, sans pour autant aller jusqu’aux partitions.

Une théorie que je résumerai en l’application d’une triade : Noyaux forts / États faibles / Frontières perméables

En pratique, cela revient à déstabiliser l’unité et la cohésion des États nationaux de la région, et de leurs frontières communes, en poussant à ce que les structures de ces États restent debout mais vidées de leur pouvoir, au profit d’ « autorités de fait accompli » s’appuyant sur des noyaux confessionnels forts et sectaires. Ce n’est qu’une fois que ces autorités de fait accompli se seront installées dans la durée que l’on pourra vérifier les cartes des partitions envisagées, les réchauffer ou les mettre au placard.

C’est sans doute une expérience tirée de la guerre civile libanaise où le vrai pouvoir était aux mains des milices armées, et c’est ce que l’on observe en Irak [État faible] avec le Kurdistan [noyau fort] et Daech [frontières perméables].

À mon avis, c’est aussi cette théorie qui est aujourd’hui appliquée par les Israéliens dans le cas des Druzes et de Souweïda, faute d’avoir réussi à établir leur « ceinture de sécurité » devant la défense commune de l’Armée arabe syrienne et du Hezbollah face à Daech et Al-Nosra. Et c’est ce qui explique que Walid Joumblatt, Saad Hariri, l’Arabie Saoudite et la France s’évertuent à blanchir Al-Nosra.

En effet, les Israéliens n’ont pas les moyens politiques, militaires et stratégiques, pour mettre à exécution leur plan de création d’un État druze. En revanche, ils ont une grande influence ; d’une part, sur Al-Nosra qui constitue la force armée contre l’État syrien sur les deux fronts du Golan et de la Jordanie ; d’autre part, sur des dirigeants druzes ouvertement hostiles à la Syrie avec à leur tête le chef du Parti socialiste progressiste [PSP], M. Walid Joumblatt.

Par conséquent, si les Druzes de Souweïda se désolidarisaient de l’État syrien, cela créerait un vide rapidement comblé par Al-Nosra. Automatiquement, la région druze et les régions voisines du Liban et de la Syrie, déjà envahies par Al-Nosra, seraient sous le parapluie de la sécurité israélienne.

Avec le temps, on arriverait à une situation de fait accompli où « le noyau fort » serait cette entité mixte de Druzes et de Sunnites, à cheval sur la Syrie et le Liban, et même sur la Palestine, puisque dans certains territoires occupés depuis 1948 coexistent des Druzes et des mouvements islamistes acquis aux idées d’Al-Qaïda.

Tel est le projet en cours d’application dans le sud de la Syrie. Le message du massacre des Druzes sera probablement suivi d’autres messages du même ordre. Il est plus que temps que tous les civils se mobilisent contre le fléau Daech / Al-Nosra, car les noyaux forts ont pour seule mission d’appeler à la « neutralité ».

 

Par Nasser Kandil: homme politique libanais et rédacteur en chef du journal al-Naba’

Sources : Émission « 60 minutes avec Nasser Kandil » [3ème partie] ; Transcription et traduction par Mouna Alno-Nakhal