Prévisions sombres pour 2016-2017, de la part d’un professeur émérite Rodrigue Tremblay
« Puissiez-vous vivre en des temps intéressants. »
Sort maléfique, censé être la traduction d’une malédiction chinoise traditionnelle
« Les causes d’une déflation ne sont pas un mystère. La déflation est dans presque tous les cas un effet secondaire d’un effondrement de la demande globale —une baisse des dépenses si grave que les producteurs doivent abaisser leurs prix sur une base continue afin de trouver des acheteurs. De même, les effets économiques d’un épisode déflationniste sont, en général, similaires à ceux de toute autre forte baisse dans les dépenses globales, à savoir, une récession, une hausse du chômage, et des troubles financiers. »
Ben S. Bernanke (1953-), le 21 novembre, 2002
« Permettez-moi de réitérer ce que j’ai dit à la même date l’année dernière et l’année précédente… Tôt ou tard, il y aura un crash financier et il sera terrible. Nous entrerons dans un sérieux cercle vicieux et le résultat sera une dépression économique majeure. Il y aura une ruée pour vendre, laquelle dépassera tout ce que nous avons vu à la Bourse. Il serait prudent pour les investisseurs d’alléger dès maintenant leurs dettes. »
Roger Babson (1875-1967), le 5 Septembre, 1929
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Ce début d’année 2016 s’est révélé fort chaotique pour les marchés financiers mondiaux, si on considère pour l’instant la sévère correction boursière qui a cours. En réalité, ce premier mois de l’année 2016 a enregistré la baisse la plus sévère des valeurs financières jamais vue en un début d’année, alors que l’indice MSCI mondial, lequel mesure les principaux marchés boursiers des pays développés et émergents, a chuté de plus de 20 pourcent, par rapport à sa valeur du début de 2015. Pour sûr, il y aura des rebondissements de marché survendu dans les semaines et les mois à venir, mais cela pourrait être néanmoins le signe avant-coureur de troubles financiers et économiques.
Plusieurs commentateurs ont peut-être un peu trop vite conclu que l’épicentre de ce début de crise financière et économique se trouvait en Chine, suite aux fortes chutes de l’indice composite de Shanghai en début d’année. À mon avis, la réalité est plus complexe, et même si les problèmes financiers et économiques de la Chine contribuent certes à l’effondrement des prix mondiaux des produits de base, l’épicentre de la crise se trouve encore, à mon avis, à Washington D.C.
En effet, ce début de crise est essentiellement un prolongement de la crise financière de 2007-08, laquelle fut temporairement suspendue et repoussée dans le temps par la banque centrale américaine, la Fed, grâce à sa politique monétaire agressive et peu orthodoxe de lancer plusieurs rondes d’assouplissements monétaires quantitatifs (QE), à savoir l’achat de grandes quantités d’actifs financiers auprès des méga-banques commerciales et autres institutions américaines, y compris des titres adossés à des hypothèques, avec de l’argent nouvellement créé.
En conséquence, le bilan de la Fed est passée d’un peu plus d’un billion (trillion en anglais) de dollars en 2008 à environ quatre et demi billions de dollars au moment où le programme d’assouplissement monétaire quantitatif fut suspendu, en octobre 2014. D’ailleurs, d’autres banques centrales ont emboité le pas à la Fed, en particulier la Banque centrale du Japon et la Banque centrale européenne, alors que toutes deux ont également adopté des politiques d’assouplissement monétaire en se portant acquéreur de grandes quantités d’actifs financiers.
On peut se demander quels sont les motifs qui ont poussé la Fed américaine à se lancer dans une politique monétaire ultra agressive en 2008.
Il y a trois raisons principales qui expliquent cette décision. En premier lieu, c’est un fait que le gouvernement de fin d’exercice de George W. Bush était dépassé par les faillites successives de méga-banques américaines, à commencer par celles de la banque d’affaires Bear Stearns au printemps de 2008 et celle de Merrill Lynch au début de septembre de la même année. La panique atteignit son paroxysme le lundi 15 septembre 2008 quand la grande banque d’affaires internationale Lehman Brothers fit faillite à son tour. Devant la paralysie du gouvernement, la Fed crut de son devoir d’intervenir en force.
Elle commença par la fusion forcée des deux premières banques en difficulté, la première avec la banque JPMorgan Chase et la deuxième avec la Bank of America. (Pour des raisons obscures, elle se refusa à faire la même chose quand la banque Lehman Brothers s’effondra à son tour.)
En deuxième lieu, il faut dire que les grands banquiers américains s’opposaient avec force à l’idée que le gouvernement américain nationalise les méga-banques en difficulté, comme cela avait été fait vingt ans auparavant quand le gouvernement de Bush père avec créé la Resolution Trust Corporation, en 1989, pour prendre le contrôle de 747 banques d’épargne qui avaient dû déposer leur bilan.
Et, troisièmement, la Fed craignait à juste titre que la crise bancaire de 2007-08 et l’effondrement des cours boursiers ne débouchent sur une déflation généralisée, selon le modèle vécu par le Japon en 1987, comme c’est le cas quand une panique financière frappe une économie surendettée. Elle souhaitait éviter à tout prix une dépression économique causée par la déflation des dettes, comme cela s’est produit dans les années ’30.
Mais l’injection massive de liquidités monétaires dans une économie comporte ses propres risques. Cela peut en effet se traduire en une énorme bulle financière, tant sur le marché boursier que sur le marché des obligations, quand le nouvel argent ainsi créé vient gonfler les marchés financiers, alors que la croissance de l’économie réelle de la production et de l’emploi demeure léthargique. En fait, depuis 2009, le marché boursier américain est monté en flèche, alors que les taux d’intérêt s’effondraient et que le marché obligataire explosait à son tour.
Un événement important s’est produit le mercredi 16 décembre dernier quand la Fed annonça qu’elle ne soufflerait plus dans le ballon financier et qu’elle allait plutôt commencer à resserrer le crédit. Elle annonça en fait qu’elle haussait la fourchette de son taux prêteur sur le marché des fonds bancaires fédéraux qui était auparavant de zéro à ¼ pourcent, à entre ¼ et ½ pourcent. C’était le signal de la fin de la récréation et que le règne de l’argent gratuit venait de prendre fin. En pratique, cela voulait dire que dorénavant le marché boursier allait davantage être tributaire des perspectives économiques réelles et qu’il en irait de même du marché obligataire. Dans ces circonstances, il est normal que les deux marchés aillent en sens inverse, la prospérité faisant hausser les titres boursiers mais les pressions inflationnistes faisant chuter le marché obligataire, quoique la banque centrale ne fasse.
Depuis 2008, la banque centrale américaine s’est lié les mains avec ses prêts bancaires au taux plancher, et j’ai toujours cru qu’elle rencontrerait des difficultés quand elle voudra y mettre fin. En effet, il est toujours périlleux de vouloir restreindre une bulle financière qu’on a soi-même créée —comme la Fed l’a fait pour sauver les grandes banques américaines de la faillite —sans que l’économie réelle n’en souffre tôt ou tard.
Dans le cas présent, si les marchés boursier mondiaux continuent à se contracter et que la déflation mondiale des prix s’accélère, cela contribuera à alourdir les dettes des consommateurs, des sociétés et des pouvoirs publics, et ce sera possiblement une répétition à grande échelle de ce que le Japon vit depuis un quart de siècle, (c’est-à-dire, la déflation, des taux d’intérêt plancher et une stagnation économique relative).
Pour le moment, cette déroute financière risque fort de provoquer une récession économique en 2016-17. Et un retour en arrière nous montre que le monde pourrait aussi revivre la série d’événements économiques et financiers de 1937-38 quand un krach boursier et une récession se renforcèrent l’un l’autre, et cela, huit ans après la crise boursière et financière majeure de 1929-32.
En conclusion, on peut dire que la création de la Fed en 1913, en tant que banque centrale semi publique, semi privée, n’a pas mis fin à la récurrence des crises financières. Ses politiques, cependant, ont été fort bénéfiques aux grandes banques parce que c’est par son intermédiaire qu’elles ont pu socialiser leurs pertes.
Il faudra suivre le tout de très près.
Par Rodrigue Tremblay : professeur émérite d’économie à l’Université de Montréal
Sources: The New American Empire; Mondialisation.ca