L’énorme machine à tuer va de l’avant, nourrissant comme elle l’a toujours fait les comptes bancaires boursouflés des industriels de défense et des multinationales.
Pendant que l’ancien président indonésien Suharto vivait ses derniers jours, un de ses partisans affichât un portrait de lui devant l’hôpital de Djakarta, où le dictateur militaire mourut deux semaines plus tard. C’est pendant les trente ans du brutal règne de Suharto que l’Indonésie a envahi le Timor oriental, où le reporter Allan Nairn couvrit les atrocités commises par les troupes du général. (Vincent Thian / AP)
La terreur, l’intimidation et la violence sont le ciment qui assure la cohésion d’un empire. Les bombardements aériens, les attaques de missiles et de drones, les frappes d’artillerie et de mortiers, la détention de dizaines de milliers de personnes, les assassinats ciblés, les massacres, les exécutions par escadrons de la mort, la torture, la surveillance de masse, les transferts illégaux de prisonniers, le couvre-feu, la propagande, la perte des libertés et les marionnettes politiques complaisantes alimentent nos guerres, qu’elles soient directes ou par procuration.
Les pays que nous cherchons à dominer, depuis l’Indonésie jusqu’au Guatemala en passant par l’Irak et l’Afghanistan, sont familiarisés avec ces mécanismes brutaux de contrôle. Mais la réalité impériale atteint rarement le public américain. Les quelques atrocités qui parviennent à sa connaissance sont dédaignées, considérées comme des aberrations marginales. On assure l’opinion que ce qui a été mis au jour sera l’objet d’une enquête et ne se reproduira plus. Les objectifs de l’empire, selon la presse servile et selon nos élites dirigeantes, sont vertueux et nobles.
Et l’énorme machine à tuer va de l’avant, nourrissant comme elle l’a toujours fait les comptes bancaires boursouflés des industriels de défense et des multinationales qui exploitent les ressources naturelles et la main d’oeuvre à bon marché à travers le monde.
Il y a très peu de journalistes pour couvrir les affaires de l’empire avec tant de courage, de ténacité et d’intégrité qu’Allan Nairn. Pendant plus de trente ans, il a fait des reportages en Amérique Centrale, au Timor Oriental, en Palestine, en Afrique du Sud, à Haïti et en Indonésie – où les soldats indonésiens lui ont fracturé le crâne et l’ont arrêté. Ses reportages sur le gouvernement indonésien lui ont valu d’être catalogué comme ’menace pour la sécurité nationale’ et officiellement proscrit du Timor Oriental occupé.
Nairn est revenu clandestinement au Timor Oriental en de nombreuses occasions. Ses reportages clandestins sur la torture et le meurtre de civils par l’armée indonésienne ont contribué à ce que le Congrès U.S. suspende l’aide militaire à Jakarta, en 1993. Il dévoila la complicité américaine avec les escadrons de la mort et avec les organisations paramilitaires qui se livraient à des expéditions meurtrières au Salvador, au Guatemala et à Haïti. Lors des élections présidentielles en Indonésie, où il passait beaucoup de son temps, Nairn a été menacé d’arrestation pour sa dénonciation du rôle du candidat Prabowo Subianto dans les atrocités.
Les révélations de Nairn au sujet des massacres commis par l’armée ont été un élément important du procès de l’ancien président du Guatemala, Efrain Ríos Montt. Le général Montt avait ordonné l’assassinat de plus de 1700 personnes dans la région guatémaltèque d’Ixil au début des années 80, et il a été condamné, en 2013, à 80 ans de prison pour génocide et crimes contre l’humanité. La condamnation fut ensuite annulée.
Nairn, avec qui je me suis entretenu à New-York, remonte au génocide des amérindiens, à l’esclavage institutionnel, et aux meurtres de centaines de travailleurs et de responsables de syndicats ouvriers qui ont eu lieu au cours du 19° siècle et au début du 20°, où il voit l’origine de la violence impérialiste des Etats-Unis. Il remarque que, bien que les massacres de masse soient devenus tabou sur le sol américain au cours des générations récentes, le FBI procédait à des assassinats sélectifs de radicaux noirs, dont Fred Hampton dans les années 60. Par ailleurs, la police abattait sans grande contrainte des personnes de couleur appartenant à des communautés déshéritées.
Mais à l’étranger, il n’y a pas de restrictions. Le massacre aveugle d’opposants réels ou imaginaires passe pour une prérogative de la puissance impériale. La violence est le principal langage dont nous usons pour nous adresser au reste du monde. Des carnages équivalents à Wounded Knee et My Lai adviennent au-delà de nos frontières à un rythme dont nous n’avons pas idée.
« Aujourd’hui », dit Nairn, « il est politiquement admissible pour les forces américaines de procéder ou de commanditer l’assassinat de civils – étudiants, journalistes, leaders religieux ou paysans… de n’importe qui, en fait. En fait, dans le cadre politique US, si les présidents hésitent ou paraissent hésiter à le faire, ils sont fustigés. On les traite de mauviette. George Bush Senior a subi de violents reproches quand il tenta, par des voies secrètes, de monter un coup d’état au Panama contre [Manuel] Noriega, et que le coup manqua. Il y eut alors un magazine [Newsweek, qui titra « Combattons le ’Facteur Mauviette’ »] pour s’attaquer à l’excessive faiblesse de Bush.
« Je crois que c’est dans la semaine qui a suivi son invasion formelle du Panama, une invasion qui incluait l’incendie du quartier El Chorrillo, où des centaines de personnes ont été tuées, un quartier pauvre. Le New-York Times a fait paraître une analyse, en une, de R.W. Apple, qui disait que Bush senior avait achevé son initiation présidentielle en manifestant sa volonté de faire couler le sang », continue Nairn. « Pas son propre sang, mais celui d’étrangers, dont des civils. »
« On constate fondamentalement un refus de la part de la société américaine d’appliquer les lois sur le meurtre quand les homicides sont commis par des résidents ou des généraux, et où les victimes sont des civils », indique-t-il. »Bien sûr, toutes les grandes puissances font ça. Mais dans la période récente, parce que les USA sont la puissance dominante, ce sont eux qui ont le plus grand nombre de victimes. En comptant toutes les opérations, on arrive à des millions de morts. Voici la liste de celles que j’ai personnellement suivies, essayé de dénoncer et de combattre : Guatemala, Salvador, Nicaragua, Honduras, Haïti, Afrique du Sud, Palestine, Timor Oriental, Indonésie, Thaïlande du sud, et je suis sûr d’en oublier quelques unes. Les Etats-Unis ont utilisé le Pentagone, la CIA, et occasionnellement le Département d’Etat pour mettre en place et organiser des forces locales, pour les aider à collecter des renseignements sur les dissidents et à leur procurer les moyens de perpétrer des assassinats de masse. »
Assassinats et torture sont souvent accompagnés, dans ces guerres directes et guerres par procuration, par des massacres systématiques que commettent les troupes gouvernementales, en « rasant des villages entiers », selon Nairn.
« Les soldats guatémaltèques l’ont fait, en particulier au début des années 80 quand l’administration Reagan les soutenait avec tant d’enthousiasme, sous la dictature du Général Rios Montt », dit Nairn. »Ils allaient dans des villages des hauteurs Maya, au nord-ouest. … J’y suis allé, et j’ai parlé aux soldats pendant leurs opérations, j’ai parlé à des survivants… ils décapitaient des gens. Ils en crucifiaient. Ils utilisaient les mêmes tactiques que ce que l’Etat Islamique met en vidéo et qui choquent tant le monde entier en ce moment ».
« De tous temps, les puissants ont volontiers utilisé ces méthodes », dit-il, « et pendant des siècles ils en ont été fiers. Vous n’avez qu’à regarder les textes sacrés des principales religions – la Bible, le Coran, la Torah. Ils sont emplis de massacres à la chaîne. Les gens oublient. L’histoire de David et Goliath est célébrée : à la fin, David décapite Goliath, il parade en exhibant sa tête. »
« Tout récemment encore, jusqu’à la présidence de Teddy Roosevelt, les présidents s’en vantaient ouvertement », précise Nairn. « Retournez aux écrits de Roosevelt. A maintes reprises, il mentionne la nécessité de verser du sang, l’impératif des tueries. Sans cela, un gouvernement ne pouvait être sain. C’était ça, Teddy Roosevelt. Aujourd’hui, on ne peut plus faire cela. »
« On ne peut plus le faire dans aucun des principaux pays de nos jours. La seule exception, partielle, au niveau du discours, c’est Israël. Les miliaires et politiques israéliens parlent encore ouvertement de la nécessité de tuer des palestiniens. Mais ce sont bien les seuls. Partout ailleurs – en Europe en Russie, en Chine, aux USA -, ces activités doivent être masquées. »
Lorsque j’ai rencontré Nairn la première fois, en 1984, je couvrais la guerre au Salvador. Cette année-là, il a publié un article d’investigation explosif dans le magazine The Progressive, sous le titre Behind the Death Squads (Derrière les escadrons de la mort). Il y détaillait comment les Etats-Unis soutenaient, entraînaient et armaient au Salvador les escadrons de la mort qui assassinaient, et souvent torturaient et mutilaient, des centaines de personnes tous les mois. L’article conduisit à une enquête du Comité du Sénat sur le renseignement.
Le commandement US en Irak, dans une tentative de réduire l’insurrection sunnite en 2004, en revint aux tactiques de terreur qui avaient été utilisées au Salvador. Ils mirent au point un plan nommé « L’option salvadorienne » pour entraîner et armer les unités paramilitaires chiites. L’ancien colonel de l’armée américaine James Steel avait commandé dans les années 80 le groupe militaire ’MilGroup’, qui conseillait l’armée salvadorienne. Il y avait été envoyé par Donald Rumsfeld en qualité de conseiller civil [sic]. Steele, qui avait combattu au Vietnam, fut affecté en Irak au groupe paramilitaire des Commandos de Police Spéciale, unité connue aussi sous le nom de « Brigade des Loups ».
Des fonctionnaires de l’ONU et une équipe d’investigation du journal The Guardian accusèrent ultérieurement ces paramilitaires chiites d’avoir perpétré des assassinats généralisés, et d’avoir géré un réseau de centres de détention clandestins qui pratiquaient la torture, alors qu’ils étaient sous la supervision de Steele.
« Le dispositif des escadrons de la mort au Salvador avait été créé par les USA, débutant sous l’administration Kennedy, principalement au travers des Forces spéciales et de la CIA » dit Nairn. « Un système de collecte de renseignements fut créé, qui reliait le Salvador, le Honduras, et le Nicaragua. Un fichier central fut mis en place, avec l’aide de la CIA. On enseignait aux escadrons comment espionner systématiquement les campus, les tribunaux, les plantations et plus particulièrement les usines, exploitées par les oligarques locaux mais aussi par des investisseurs américains. Les divers fichiers étaient centralisés. »
Nairn passa 13 heures à interviewer l’ex général salvadorien Jose Alberto Medrano, le parrain des escadrons de la mort salvadoriens. Un an après, en 1985, le général était assassiné par les rebelles du Front Farabundo Marti de Libération Nationale (FMLN).
« Il m’a expliqué comment au Salvador les prêtres, les bonnes soeurs, les catéchistes et les syndicalistes étaient contrôlés par Moscou », dit Nairn. « Il me dessinait des schémas de Moscou à la Havane en passant par ici et par là. Et il me dit que tous étaient devenus des cibles ; c’était sa mission de les tuer. Il m’a décrit de manière très détaillée ce qu’il faisait, tout cela en étant payé par les Etats-Unis. »
« Voilà ce qu’étaient les escadrons de la mort qui exécutaient des actions comme le viol et le meurtre de bonnes soeurs, » me dit Nairn, au sujet de Jean Donovan, la missionnaire laïque [catholique américaine] et des trois nonnes américaines Dorothy Kazel, Maura Clarke et Ita Ford, qui furent toutes tuées en décembre 1980, au Salvador, par des soldats de la garde nationale. Huit mois auparavant, les escadrons de la mort avaient exécuté l’archevêque Oscar Romero. Plus de 75.000 salvadoriens perdirent la vie pendant le conflit, dont des milliers aux mains des escadrons de la mort, qui faisaient souvent faire « disparaître » leurs victimes.
« Finalement, les gens commencent à réaliser ce que veut dire l’assassinat politique quand ils voient les vidéos de l’EI », dit Nairn. … « Au Salvador, non seulement ils tuaient, mais ils coupaient des mains, ils coupaient des bras, et ils exposaient le résultat de leur bricolage au bord de la route ; ainsi, les passants le voyaient. Pendant cette période – j’étais le plus souvent au Guatemala, où c’était encore pire -, ils en ont tué plus de 100.000, peut-être plus de 200.000 selon certaines estimations. Un jour, à la Polytechnica, l’académie militaire du Guatemala, j’ai trouvé à la bibliothèque la traduction en espagnol d’un manuel de contre-insurrection US. L’ouvrage donnait des instructions sur la manière de provoquer la terreur ; c’était précisé en ces termes dans le livre. Y étaient décrites les méthodes utilisées aux Philippines dans la campagne contre les Huks. »
« Dans le cas des Philippines, ils parlaient de laisser les corps le long des rivières’, dit-il. « Alors on mutile les corps, on les découpe, ensuite on les expose sur les berges des rivières pour faire monter la terreur dans la population. Et bien sûr, c’est exactement ce que fait l’EI aujourd’hui. »
Les mêmes méthodes ont été utilisées en Indonésie contre les personnes d’origine chinoise, les responsables syndicaux, les artistes, les intellectuels, les leaders étudiants et les membres du Parti Communiste Indonésien (PKI) après la purge anti-communiste de 1965. Celle-ci avait été appuyée par les Etats-Unis, et avait finalement renversé le président indépendantiste Sukarno. Sukarno a été remplacé lors du coup d’état de 1967 par le Général Suharto, qui a dirigé le pays avec brutalité pendant 31 années, pendant lesquelles les assassinats par l’armée et les groupes paramilitaires ont liquidé jusqu’à un million de personnes. Les corps ont souvent été abandonnés, flottant dans des rivières, ou au bord de routes.
« La CIA est arrivée avec une liste de 5000 assassinats à faire. A l’époque la presse américaine l’avait saluée comme une lueur d’espoir en Asie. Le Général Suharto a été installé au pouvoir dans la foulée. C’est lui qui, quelque dix ans plus tard, sollicita auprès du président Ford et de Henry Kissinger la permission d’envahir le petit pays voisin du Timor Oriental, qui accédait à l’indépendance après avoir été une colonie portugaise. Il obtint le feu vert ; ils lui dirent seulement d’agir rapidement. Les Indonésiens envahirent et tuèrent le tiers de la population. »
« En 1991, ils firent un massacre, en face d’un cimetière, auquel j’ai survécu par hasard », raconte Nairn. « J’y étais avec Amy Goodman. Sous nos yeux, plus de 200 personnes ont été tuées. Ils m’ont fracturé le crâne à coups de leurs crosses de M-16 américains. C’est la pratique courante. J’ai essayé d’aller dans les pays où la répression était la plus intense, là où elle était appuyée par les USA. J’ai essayé de dénoncer cette répression, et de la faire cesser. »
» C’est systématique « , continua-t-il. » C’est exactement la même méthode pays après pays, avec des adaptations locales, et souvent les officiers sont tous formés dans les mêmes bases militaires – Fort Bragg, Fort Benning, Leavenworth [et] à au Inter-American Defense College [ndt : distinct de la célèbre « école des Amériques »], dans le cas des officiers latino-américains . »
» Ce n’est pas réservé aux Etats-Unis », précisa Nairn. » C’est la procédure habituelle des grandes puissances. … Si vous cherchiez à avoir le moindre impact sur la politique, alors il vous fallait vous aligner sur une force meurtrière ou une autre, que ce soit les USA, ou l’OTAN, ou les Taliban, ou une quelconque faction armée capables de tuer massivement, et vite. Sans cela, vous n’aviez aucune chance. »
» En Afghanistan, en Irak et en Syrie, le stade de l’effondrement politique et social est atteint », dit Nairn. « Il n’y a pas moyen d’arrêter ce processus. C’est hors de contrôle. Il n’y a pas que deux camps, mais de nombreux [adversaires]. C’est un peu ce qui s’est passé au Cambodge, où le bombardement massif américain a ouvert la voie au Khmer Rouge. Cela a détruit toute apparence de politique ou même de société normales. Dans un tel environnement, c’est le plus vicieux, le plus violent qui a la meilleure chance de l’emporter. »
La guerre continuelle et l’assassinat aveugle sont dans la nature de l’impérialisme américain. Mais cette stratégie, dit-il, s’est retournée contre les USA.
« A moins d’avoir suffisamment d’ennemis disponibles, à moins d’avoir suffisamment de combats en cours, à moins d’avoir suffisamment de spectacle à offrir sur la grande scène, un pays très puissant, dont l’un des piliers est la guerre comme c’est le cas des Etats-Unis voire d’Israël aujourd’hui – états de type Sparte – ne peut pas se maintenir » dit-il. « Ils ont besoin d’un niveau élévé de tension dramatique. Ils doivent constamment provoquer, constamment provoquer des troubles ici et là ».
« Nous sommes à un moment où ces opérations de meurtre délibéré de la part des USA, et de provocations, leur reviennent et les blessent », dit-il. « Cela n’a pas lieu d’habitude. Il n’y a eu aucune conséquence de cet ordre en Amérique Centrale. Pas non plus venant d’Haïti, de Palestine ou d’Afrique du Sud. Mais là, c’est arrivé ».
« Des opérations comme l’appui US aux moudjahidin pour repousser l’invasion soviétique de l’Afghanistan… l’appui des USA aux diverses forces islamistes en Syrie, ont fait naître d’abord al-Quaïda puis l’Etat Islamique. Ce n’était pas l’intention des Américains. Ils ne voulaient pas créer cet al-Quaïda-là qui attaque les Etats-Unis. Ils ne voulaient pas créer cet Etat Islamique, qui est devenu un cauchemar politique ».
« La Bible dit que qui sème le vent, récolte la tempête », dit-il. « Eh bien, en général, ce n’est pas vrai. C’est faux la plupart du temps. Comme pour cet autre slogan : « Le peuple uni ne sera jamais vaincu ». Ce n’est pas vrai. Le peuple uni est vaincu tout le temps. Il se fait écraser. Il se fait massacrer. Il se fait jeter dans des fosses communes. Mais quelquefois, celui qui sème le vent récolte la tempête. Et c’est ce qui arrive maintenant à l’Occident avec l’Etat Islamique ».
Source: Mondialisation