La Turquie passe d’une politique d’influence à une politique d’ingérence.
« Le monde entier, fût-il ligué contre toi, ne peut te faire le quart du mal que tu te fais à toi-même ». A la lumière des derniers évènements qui secouent son pays, le président Recep Tayyip Erdogan gagnerait à méditer ce proverbe turc.
Alors qu’il dispose de tous les atouts en main (politiques, économiques, diplomatiques, militaires, géopolitiques, culturelles.) pour faire de la Turquie un Etat incontournable, une « nation indispensable » dans la mêlée mondiale, n’est-il pas en passe de la transformer bien malgré lui en Etat paria ? A vouloir ressusciter l’empire Ottoman, ne va-t-il pas en être le fossoyeur ? En l’absence d’une inflexion notable à très brève échéance, la politique du régime actuel risque de solder par une impasse et un désastre.
La seule comparaison qui tienne est celle qui confronte le présent au passé, l’existant au révolu. Un retour sur les fastes de l’Empire ottoman, puis sur la naissance de la République turque s’impose pour mieux saisir les raisons des évolutions récentes du régime à la faveur de la prise du pouvoir par l’AKP (Parti de la justice et du développement) et de l’effet boomerang des « révolutions arabes » (Syrie).
L’EMPIRE OTTOMAN : LA SUBLIME PORTE
L’histoire d’un empire d’une exceptionnelle longévité explique les raisons d’un passé glorieux.
Une histoire d’empire qui finit mal. L’Empire ottoman dure de 1299 à 1923. Il s’étend au faîte de sa puissance sur trois continents : toute l’Anatolie, haut-plateau arménien, Balkans, pourtour de la mer Noire, Syrie, Palestine, Mésopotamie, pourtour de la péninsule arabique, Égypte et une partie du littoral de l’Afrique du Nord. À l’issue de la Première Guerre mondiale, il se retrouve dans le camp des pays vaincus. Le 10 août 1920, le traité de Sèvres, signé entre alliés et mandataires du sultan Mehmed VI, l’ampute d’une grande partie de ses territoires qui deviennent soit indépendants (Arménie) ou autonomes (Kurdistan turc), soit placés sous occupation des puissances victorieuses (accords Sykes-Picot).
Les membres du gouvernement impérial impliqués dans le génocide arménien sont condamnés. Le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne, signé entre le gouvernement provisoire de Mustafa Kemal et les pays vainqueurs, redéfinit les frontières de la Turquie, annule le traité de Sèvres. Il renonce à créer un Kurdistan turc et lève certaines des restrictions imposées par le traité de Sèvres. Bien que Mustafa Kemal ait proclamé la laïcité du futur état turc, le traité de Lausanne prévoit une « purification ethnique » pour « éviter de futurs conflits ». Le 1er novembre 1922, le sultanat est aboli. Le 29 octobre 1923, la République de Turquie est proclamée avec pour premier président, Mustafa Kemal.
Un passé glorieux qui perdure. D’une longévité exceptionnelle dans l’histoire des empires, l’Empire ottoman marque d’une empreinte profonde l’histoire de six siècles. Il fonde tout naturellement sa puissance sur sa force militaire, son « hard power » pour imposer son hégémonie sur les Etats tombant sous sa coupe. « Les Turcs n’étaient aptes qu’à la Guerre ; la guerre, c’est la vie des Turcs, disaient les Vénitiens, la paix, c’est leur mort »!
Après la Chute de Constantinople (1453), les guerres ottomanes en Europe opposent l’Empire ottoman en expansion au nord et à l’ouest, à l’Europe chrétienne du XIVe siècle au XVIIIe siècle. Ses principaux adversaires sont la République de Venise, l’Autriche habsbourgeoise et la Pologne ; s’y ajoute la Russie vers la fin du XVIIe siècle. Au sud de la Méditerranée, ses conquêtes s’étendent jusqu’à l’Algérie en passant par l’Egypte. Mais, l’Empire ottoman utilise également tous les instruments de la puissance douce (« soft power ») pour étendre son influence à l’extérieur. Dans les relations internationales, l’Empire ottoman est plus connu sous le vocable de Sublime Porte ottomane, du nom de la porte d’honneur monumentale du grand vizirat, siège du gouvernement du sultan à Constantinople. Il possède une grande tradition diplomatique dont il influence les règles, les traditions, les méthodes. Enfin, il attache de l’importance au développement culturel et artistique.
Depuis presque deux décennies, la Turquie évolue entre paradoxes et obsessions.
LA RÉPUBLIQUE TURQUE : LA PORTE ÉTROITE
Dérive autoritaire à l’intérieur et état de guerre à l’extérieur sont les marques du régime turc.
La dérive autoritaire du régime. La République turque est fondée en 1923 par Mustafa Kemal sur les décombres de l’empire ottoman. Après la Seconde Guerre mondiale, la Turquie, pont entre l’Orient et l’Occident, se projette dans le rêve d’une « occidentalisation » continue dont l’aboutissement, après l’adhésion à l’OTAN en 1954, devait être l’adhésion à l’Union européenne. La prise du pouvoir par l’AKP marque un tournant, une rupture. « La théocratie y revient en boomerang ». Aujourd’hui, nous sommes loin du compte. « Recep Erdogan semble gravement atteint par l’hubris, la démesure orgueilleuse des Grecs anciens, dont Thucydide dit qu’elle précipite la chute d’Athènes ».
Il n’est qu’à voir le palais démesuré qu’il se fait construire. La marge de tolérance envers les voix discordantes se rétrécit. Le torchon brûle avec les médias indépendants (en particulier les proches de la confrérie Gülen) ; l’institution judiciaire ; les dénonciateurs des scandales de corruption impliquant la famille du président ; les universitaires signataires d’une pétition réclamant la fin des opérations de l’armée contre les Kurdes, Kurdes (question baromètre de la démocratie) avec lesquels il rompt la trêve, les canaux de communication … « Cette obsession du contrôle révèle en réalité les fragilités d’un régime qu’on croyait tout-puissant ».
La Turquie traverse une crise de gouvernance interne grave qui se nourrit des problèmes de son voisinage qu’elle a indirectement alimentés.
Le tournant des « révolutions arabes ». Les temps ont bien changé. Les « révolutions arabes » sont passées par là. Le président turc manifeste sa volonté d’hégémonie néo-ottomane sur le Proche-Orient : brouille avec l’ancien allié Bachar Al-Assad ; avec le monde chiite ; l’Egypte du maréchal Al Sissi ; la Russie ; rupture avec Israël ; refroidissement avec Washington.
Au ministre des Affaires étrangères (ancien universitaire), Ahmet Davutoglu, qui résume sa conception de la diplomatie par la formule « zéro problème avec ses voisins », le nouveau premier ministre, le même Ahmet Davutoglu, qui succède à son mentor propulsé président de la République doit faire face à une situation nouvelle : « zéro amis ». Son seul point d’appui encore solide est l’Arabie saoudite dont on mesure les vulnérabilités (Cf. chute du prix du pétrole).
La Turquie passe d’une politique d’influence à une politique d’ingérence. Son président joue les pyromanes en Syrie et en Irak. La Turquie rêve d’Empire ottoman mais craint la création d’un Kurdistan syrien à ses frontières. Sa priorité est la lutte contre les Kurdes à l’intérieur (le cessez-le-feu vole en éclats en août 2015)10 et en Syrie (Cf. siège de Kobané) et non la lutte contre l’EIIL qu’elle aide en sous-main.
Source: Proche et Moyen-Orient