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Où vont les eaux usées et les déchets du gaz de schiste aux Etats-Unis ?

Où vont les eaux usées et les déchets du gaz de schiste aux Etats-Unis ?

Les États-Unis en proie au gaz de schiste.

La fracturation hydraulique est au coeur de la contestation du gaz de schiste. Les multiples risques associés à cette technique de forage ont fait couler beaucoup d’encre, mais ils ne représentent à bien des égards que la partie émergée de l’iceberg. De l’extraction de sable et d’eau en amont à la gestion des eaux usées et des déchets en aval, c’est toute la filière du gaz de schiste qui pèse sur l’environnement et les territoires. Des milliards de litres d’eaux usées issues du fracking sont injectés dans le sous-sol de l’Ohio, avec les mêmes risques de pollution et de séismes que la fracturation hydraulique elle-même. Troisième volet de notre reportage à Youngstown.

Malgré ses conséquences bien réelles pour les riverains et pour les ressources en eau (voir les deux premiers volets de cette enquête ici et là), la fracturation hydraulique proprement dite n’est sans doute pas le principal problème de Youngstown. La majorité des forages de gaz de schiste du gisement d’Utica sont d’ailleurs situés davantage au sud de l’Ohio (voir la carte ci-dessous). En revanche, la ville et ses environs accueillent depuis plusieurs années des opérations d’« injection » souterraine des eaux usées issues de la fracturation hydraulique. « L’Ohio est unique au sens où nous avons décidé de faire tout à la fois : de la production d’hydrocarbures par fracturation hydraulique, de l’injection des déchets liquides dans le sous-sol, et du retraitement des déchets solides issus du ’fracking’, explique Ted Auch, de FracTracker. Nos voisins de Virginie occidentale et de Pennsylvanie envoient tous leurs déchets dans l’Ohio. »
« Ils viennent mettre leurs déchets chez les noirs et les pauvres »

La technologie de la fracturation hydraulique consiste à injecter à haute pression dans le sous-sol un mélange de sable, d’eau et de produits chimiques pour fissurer les formations schisteuses et faire remonter le pétrole ou le gaz qu’elles contiennent. Une petite partie de ce mélange remonte à la surface, souvent après s’être chargée de particules toxiques ou radioactives supplémentaires dans le sous-sol. Ces eaux usées ne peuvent pas être retournées directement au milieu naturel, et – comme l’a démontré l’expérience de Pittsburgh (voir le deuxième volet de cette enquête) – les installations de traitement existantes sont généralement insuffisantes pour en retirer tous les éléments toxiques. D’où la solution consistant à les faire disparaître en les « injectant » dans le sol. Peu connue en Europe, où les controverses restent largement focalisées sur la fracturation hydraulique elle-même et ses impacts, cette pratique de la réinjection des eaux usées dans le sous-sol est elle aussi source de risques majeurs.

Les eaux usées du schiste sont rarement réinjectées à proximité de la zone de forage. Elles voyagent beaucoup, et certaines régions se sont spécialisées dans cette industrie un peu particulière. Contrairement à l’Ohio, la Pennsylvanie voisine, dont le territoire couvre une bonne partie des formations d’Utica et de Marcellus (l’autre grand gisement de gaz de schiste de la région), est régulée directement par l’Agence fédérale de protection de l’environnement (EPA), non par une agence d’État, encore plus perméable aux intérêts pétroliers. La Virginie occidentale, de son côté, a renforcé ses propres régulations. De sorte que l’Ohio, et en particulier ses régions les plus défavorisées comme celle de Youngstown, s’est imposé comme la destination de choix des déchets du fracking. « C’est dégueulasse, ils choisissent délibérément de venir mettre leurs déchets chez les pauvres et les noirs », fulmine Raymond Beiersdorfer, professeur de géologie à l’université locale et opposant au gaz de schiste.

Selon les chiffres collectés par FracTracker, 90% des eaux usées injectées dans le sous-sol de l’Ohio proviennent de l’extérieur de l’État. Entre le troisième trimestre 2010 et le premier trimestre 2015, entre 9,8 et 12,8 milliards de litres d’eau usées issues de la fracturation hydraulique ont été injectés dans le sous-sol de l’Ohio, et le chiffre continue d’augmenter de trimestre en trimestre : rien que pour le premier trimestre 2015, l’Ohio en a injecté 1,69 milliards de litres. L’arrivée de cette industrie a parfois été présentée comme une opportunité de développement économique, mais selon les calculs de Ted Auch, elle n’a contribué qu’à 0,001% du budget de l’État.

Plus de 1000 séismes dans l’Ohio depuis 2011

L’industrie de la réinjection ne ressemble guère à celle de la fracturation hydraulique. Les firmes pétrolières fortement capitalisées et ayant pignon sur rue qui gèrent les puits de gaz et de pétrole de schiste ne s’occupent généralement pas elles-mêmes des déchets que génèrent leurs activités. Ce sont des petites entreprises qui se chargent de transporter les eaux usées dans des camions, puis d’autres petites entreprises qui gèrent les puits d’injection. Selon Ted Auch, ces puits sont généralement conçus pour des volumes et des niveaux de pressions largement inférieurs à ceux auxquels ils sont effectivement soumis, ce qui renforce les risques d’incidents ou de pollutions. De manière générale, le secteur ne semble pas extrêmement précautionneux dans ses pratiques environnementales, d’autant que les propriétaires des firmes concernées peuvent facilement échapper aux poursuites en organisant leur faillite du jour au lendemain. Des dizaines de témoignages anecdotiques suggèrent, par exemple, que lorsque les chauffeurs de camion ne trouvent pas de puits où laisser leur cargaison d’eaux usées ou qu’ils cherchent simplement à « s’alléger » pour faire baisser leurs coûts, ils se contentent souvent d’en déverser discrètement une partie dans une rivière.

Youngstown a été l’une des premières villes à faire l’expérience directe des risques de l’injection à grande échelle dans son sous-sol d’eaux usées issues de la fracturation hydraulique. Le 31 décembre 2011, elle a subi un tremblement de terre de magnitude 4 sur l’échelle de Richter. Plusieurs autres séismes avaient été ressentis dans la ville au cours des semaines et des mois précédents, mais ils n’avaient pas été officiellement reconnus par l’administration, en dépit des régulations en vigueur. C’est la présence fortuite d’une équipe de l’université Columbia qui a permis de confirmer les séismes intervenus dans les derniers jours de 2011 et la proximité de leur épicentre avec un puits d’injection.

En tout, selon une compilation réalisée par Raymond Beiersdorfer, l’Ohio – un État jusqu’alors quasi totalement épargné par les séismes – a connu plus de 1000 tremblements de terre entre 2011 et février 2014 (en majorité de faible ampleur), dont plus de la moitié à Youngstown même. Le puits d’injection Northstar 1, situé en pleine ville à quelques dizaines de mètres de l’usine de Vallourec, a été officiellement reconnu comme la source de la plupart des séismes survenus à Youngstown – mais ceux-ci ont continué bien après que le puits ne soit mis à l’arrêt forcé. Même si de nouvelles régulations ont été introduites par les autorités de l’État suite à ces événements pour encadrer la pratique de la réinjection, ces règles paraissent confuses et mal appliquées. Les entreprises pétrolières sont désormais obligées d’installer des sismographes à côté de leurs puits… mais elles restent propriétaires des données.


Déversements sauvages

La même entreprise qui gérait Northstar 1 (appartenant à un homme d’affaires local) a ensuite été prise sur le fait, grâce à un lanceur d’alerte, en train de déverser des eaux usées issues de la fracturation hydraulique dans la rivière Mahoning. Les autorités estiment que des centaines de milliers de litres de substances toxiques et radioactives auraient ainsi été déversées à au moins 24 reprises entre fin 2012 et début 2013 dans cet affluent de la rivière Ohio, qui s’écoule vers la Pennsylvanie voisine. Le patron de l’entreprise et l’employé qu’il avait poussé à se débarrasser ainsi de son trop-plein d’eaux usées ont été condamnés à des peines de prison ferme. Le coût du nettoyage a été chiffré à trois millions de dollars.

Un autre déversement de substances toxiques a eu lieu en mars 2015 dans une zone humide dans la localité de Vienna, à quinze kilomètres de Youngstown. Les déchets provenaient d’un puits d’injection appartenant à l’entreprise Kleese. Constatant que son terrain et les cours d’eau qui le traversaient avaient été dévastés et que toute trace de vie y avait disparu, le propriétaire a tenté d’alerter les autorités de l’État, qui ont refusé de se déplacer pendant plusieurs semaines, en prétendant qu’il n’y avait rien d’anormal. Il a fallu qu’il contacte les militants locaux anti-gaz de schiste et les médias pour obtenir une réaction – laquelle a surtout été de faire venir des camions pour nettoyer la zone au plus vite et enterrer l’affaire. La firme qui s’est vue confier la tâche de dépolluer le site a sous-traité le travail à des prisonniers, venus de l’État de Géorgie, à plusieurs centaines de kilomètres de là. Selon les témoignages des militants anti-gaz de schiste, ces prisonniers – chargés de remplir et évacuer des sacs pleins de cadavres de poissons, de tortues et d’autres animaux – ne disposaient que d’un équipement de protection rudimentaire, sans protection respiratoire.

Autant d’incidents qui ne sont en rien des exceptions : selon une compilation réalisée par Associated Press, forcément incomplète puisque aucune donnée n’est disponible pour certains États comme la Pennsylvanie, près de 700 millions de litres d’eaux usées issues de l’extraction de pétrole et de gaz ont été déversées dans la nature depuis 2009 aux États-Unis, par accident ou de manière délibérée.

Y a-t-il une bonne solution ?

Si l’industrie de l’injection reste pour l’instant une affaire de toutes petites entreprises, certaines firmes commencent toutefois désormais à accumuler les puits d’injection, comme Kleese ou Avalon Holdings dans les alentours de Youngstown, ou, à plus grande échelle encore, l’entreprise Stallion. Très active dans la région, celle-ci mène selon Ted Auch une politique de rachat systématique de tous les puits les plus actifs, lesquels connaissent après leur rachat une hausse spectaculaire d’activité. Ce pourrait être le signe d’une stratégie visant à constituer de grandes entreprises spécialisées dans ce domaine, qui pourraient ensuite être introduites en bourse ou rachetées par de plus grands groupes. Mais rien ne garantit que cela contribue à améliorer les pratiques environnementales du secteur.

Y a-t-il des solutions alternatives possibles pour traiter efficacement les eaux usées du « fracking » ? Outre les carences technologiques des stations de traitement existantes, un autre problème est que les équipements municipaux de traitement – les seuls assez importants pour gérer les eaux usées de la fracturation hydraulique – reçoivent aussi les eaux de pluie, et qu’ils conçus pour déverser dans la nature leurs eaux usées en cas de trop-plein provoqué par des précipitations particulièrement intenses. Si de fortes pluies intervenaient un jour où ces stations de traitement sont pleines d’eaux usées toxiques issues du fracking, cela pourrait entraîner une catastrophe environnementale de grande ampleur.

Dans le secteur privé de l’eau, de nombreuses entreprises comme Veolia ou Suez communiquent de plus en plus sur le « marché » qui s’offrirait à elles dans le domaine du traitement des eaux usées du gaz de schiste, mais les réalisations concrètes restent extrêmement rares.

Veolia vient cependant d’obtenir – de manière presque inespérée, selon le récit du directeur local de Veolia à un média spécialisé - un contrat pour la construction d’une unité de traitement dernier cri des eaux usées de la fracturation hydraulique en vue de leur réutilisation, pour le compte de la firme pétrolière Antero, en Virginie-occidentale. Cette unité de traitement, si elle voit effectivement le jour, sera considérée par beaucoup comme un test grandeur nature de la capacité de l’industrie du gaz de schiste à prendre réellement en charge son impact environnemental. Dans le contexte général de chute du prix du gaz et du pétrole, on peut s’interroger sur la capacité des industriels du secteur à supporter les coûts supplémentaires qu’impliquent des traitements de ce type.

L’impact du gaz de schiste, au-delà de la fracturation hydraulique

Pour Ted Auch, les problèmes qui entourent l’industrie de la réinjection illustrent un enjeu plus général : pour juger du véritable impact du gaz de schiste, il est indispensable de regarder au-delà de la seule fracturation hydraulique, pour considérer cette filière industrielle dans son ensemble, avec son amont et son aval. À l’enjeu du traitement des eaux usées s’ajoute par exemple celui des déchets solides. Forer des puits à plusieurs milliers de mètres de profondeur implique de faire remonter des quantités importantes de roche et de terre, elles aussi potentiellement chargées de substances toxiques et radioactives. L’industrie ne communique aucun chiffre à ce sujet, mais FracTracker estime que chaque puits de gaz de schiste produit entre 700 et 800 tonnes de déchets solides. Ces déchets partent dans des camions et, selon Ted Auch, « on n’a aucune idée d’où ils vont. Personne n’est en charge de les superviser. ».

Ce n’est pas tout : il y a aussi l’extraction à grande échelle de sable pour la fracturation hydraulique, le passage incessant de camions qui abiment les routes, la construction de gazoducs… Or toutes ces activités sont souvent réparties dans des régions différentes : ce sont par exemple les États du Wisconsin, du Minnesota, du Michigan et de l’Illinois, où le gaz de schiste est quasi inexistant, qui subissent ainsi de plein fouet le développement de l’extraction de sable pour servir les besoins de cette industrie.

Ted Auch y voit une leçon que l’Europe devrait méditer : au cas où l’industrie du gaz de schiste réussirait à se développer quelque part sur le continent, les conséquences pourraient s’en faire sentir un peu partout. Si par exemple l’Angleterre se mettait à pratiquer massivement la fracturation hydraulique (ce qui reste peu probable à ce stade), on pourrait voir se multiplier rapidement en France des concessions d’extraction de sable, ou voir arriver les déchets du gaz de schiste…

Olivier Petitjean

Source: Mondialisation