« L’Angleterre est en train d’aider Isis et un journaliste anglais est ici pour demander des informations. »
Nous les avons reconnus au moment où ils nous ont approchés sur la ligne de front à l’extérieur d’Alep. Les Gardes révolutionnaires iraniens – non plus seulement des conseillers, mais des troupes de combat aux côtés de l’armée arabe syrienne – sont apparus sur la route dans leurs uniformes gris à motif camouflage, parlant bien mais pas parfaitement l’arabe, puis bavardant joyeusement en persan quand ils savaient que nous pouvions les comprendre.
Pourquoi, ont-ils demandé poliment – ils étaient courtois, mais très suspicieux dans les premières minutes – étions-nous en train de filmer cette partie de leur ligne ? Un mortier a explosé dans un champ à notre droite – envoyé soit par Isis soit par Jabhat al-Nusra – et nous avons filmé son nuage de fumée brune tandis qu’il dérivait vers l’est.
Je dis au commandant iranien, un homme grand, portant lunettes et l’air réfléchi, que nous étions des journalistes. J’ai eu l’impression que ces hommes voulaient nous parler – ce qui se révéla être le cas – mais qu’ils se méfiaient de nous, comme si nous étions des étrangers dangereux.
« Quand j’ai entendu qu’il y avait un journaliste anglais demandant des informations sur cette zone, » dit l’homme, « je me suis dit : « l’Angleterre est en train d’aider Isis et un journaliste anglais est ici pour demander des informations. » La chose immédiate qui m’est venue à l’esprit était : Où cette information va-t-aller ? »
Il a présenté ses excuses. Nous ne devions pas penser qu’il nous était hostile. « Si vous étiez à ma place et si vous deviez combattre un ennemi dur et brutal comme Isis en ce lieu – et ceci est notre ligne de front – vous vous poseriez cette question : « Qu’est-ce que le journaliste anglais fait ici – pourquoi devrait-il être toléré ici ? » »
Nous avons expliqué que nous étions avec des militaires syriens, puis j’ai montré au commandant iranien ma carte de presse – et il a reconnu mon nom et mon journal. Il y a eu beaucoup poignées de main. The Independent est respecté, a-t-il dit. Mais il restait encore un homme très prudent.
Sur la route couleur de sable en face de nous, à travers les plaines du sud-est où les lignes de al-Nusra et d’Isis tenaient toujours contre l’avance syrienne, il y avait énormément de tirs de fusils et le bruit des balles sifflant devant les bâtiments. Venant de leur côté, nous ont assurés les Iraniens – je n’étais pas sûr de les croire, soupçonnant que le feu venait de leurs ennemis – mais le tir a continué tout au long de notre conversation étrangement surréaliste.
« Un des problèmes de cet endroit est que l’ennemi est très proche », a déclaré le commandant iranien, en indiquant une direction au-delà de la brume de poussière. « Vous voyez ces deux silos là-bas ? Eh bien, voilà où les combattants d’al-Nusra sont assis en ce moment et nous regardent. A tout moment un obus de mortier peut arriver et vous tuer. Et je me sens responsable, parce que dans ces dernières heures, j’ai déjà perdu un homme et eu un autre blessé ». « Nous ne sommes pas là pour mourir », lui ais-je dit. « Les journalistes doivent vivre pour raconter ce qu’ils ont vu. »
Il nous dit avec un léger rictus : « Nous faisons une distinction entre la mort et le martyre. » « À mon point de vue, puisque vous êtes ici et que vous cherchez la vérité pour ensuite la dire au monde, si vous mourez dans cette tâche vous êtes alors un martyr. »
La remarque se voulait aimable. Il permettait à un non-musulman de devenir un martyr – ce que je n’avais nullement l’intention de devenir. Et je le lui ai dit. J’ai eu exactement le même échange pendant la guerre de 1980-88 entre l’Iran et l’Irak, dans un fossé face à la ligne de front de Saddam. Un soldat m’avait alors dit le plaisir qu’il éprouverait en mourant pour l’Islam. Je lui avais dit qu’il était dans mon intention de vivre et que mourir ne signifiait aucune joie pour moi. Les deux ne vont jamais de pair, m’étais-je dit.
L’officier iranien – et sept autres qui s’étaient réunis autour de lui durant le chaud après-midi, le sifflement des balles interrompant régulièrement notre conversation – insistaient sur le fait que « combattre sur la voie de la justice est le martyre ». Mais entre temps une équipe du renseignement militaire iranien est arrivée, sérieuse, courtoise, et a voulu vérifier notre appareil-photo. Ils ont regardé les images de l’explosion de l’obus de mortier et ont conclu que nous disions la vérité – nous n’étions pas des espions. Ils avaient craint que nous ayons filmé leurs propres lieux stratégiques de stationnement.
Puis un autre jeune homme est arrivé, barbu, avec un large sourire. « Cela n’est pas le meilleur endroit pour vous, » dit-il. « Si vous voulez montrer la vérité de ce qui se passe, vous devriez vous rendre au nord d’Alep et voir les villages et comment ils ont été détruits, et comment ceux qui ont refusé la domination d’al-Nusra ont été traités. Ils ont tout perdu – leurs maisons ont été rasées – et même si la guerre devait se terminer maintenant, le nettoyage et la réparation prendra au moins une décennie. Voilà à quel point tout est endommagé. »
Je me suis rendu compte à cet instant que ce jeune homme devait avoir combattu pour reprendre les villages chiites de Nubul et Zahra avec d’autres forces de la Garde révolutionnaire trois semaines plus tôt. « Vous devez comprendre le genre de souffrance que ces gens ont vécues – c’est ce que vous devriez écrire à ce sujet, » a-t-il dit. Il nous fixa pour voir si nous avions compris, et je soupçonne que pour lui ce fut une mission à la fois sainte et militaire – ce qui peut ne pas être tout à fait la manière de gagner une guerre. Mais ils étaient là, des Iraniens en Syrie bavardant avec nous sur le champ de bataille – le « fait réel », comme les journalistes aiment à dire – et nous avons pris congé.
« Nous aimerions que vous écriviez la vérité sur ici », a déclaré le commandant. « Et je suis désolé, nous ne pouvons pas vous permettre de voir nos lignes. » Il y avait plus de sourires encore d’Iraniens prêts à partir sur des motocycles et des Toyota. Et puis le commandant est allé à son véhicule et est revenu avec une grande boîte de bonbons orientaux et nous les tendit. Une manière très iranienne. L’Angleterre soutient Isis, il semble, mais il était prêt à nourrir le journaliste anglais sur la ligne de front. Mais s’il vous plaît, plus de photos.
Chaque semaine, ce sont une dizaine de corps de soldats iraniens qui sont ramenés chez eux depuis l’aéroport militaire d’Alep. Un prix élevé.
Par Robert Fisk
Sources : The Independant ; traduction : Info-Palestine