Tel-Aviv ressent le rythme du chaos au Moyen-Orient, que personne n’a encore réussi à tourner à son avantage.
Le Moyen-Orient traverse la plus grande transformation de son histoire. Après la Première Guerre mondiale, nous avions assisté à l'éclatement des possessions impériales dans la région et à la formation d'États-nations sur les cendres des empires déchus.
Aujourd'hui, ces États plongent dans l'abîme et ouvrent la voie aux groupes ethniques et religieux: les Kurdes, les Druzes, les ordres de derviches et les catholiques libanais ne revendiquent plus seulement le pouvoir mais l'obtiennent, en rejoignant des coalitions avec de grandes puissances. La vague du "Printemps arabe" n'a fait que les rapprocher du but. Les Kurdes, par exemple, construisent leur souveraineté sur les territoires de l'Irak, de la Turquie et de la Syrie. Cette situation convient à Israël: le renforcement des Kurdes affaiblit automatiquement les positions arabes dans la région et lui permet, dans une certaine mesure, de retenir le chaos qui avance à grand pas vers la frontière de l'État hébreu. Le fait que le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu ait été le premier dirigeant étranger à parler ouvertement de la nécessité de reconnaître le Kurdistan irakien au niveau international ne doit rien au hasard.
C'est dans un discours prononcé le 29 juin 2014 à Erbil (la capitale du Kurdistan irakien) qu'il s'est positionné pour cette reconnaissance, après que le chef terroriste Abou Bakr al-Baghdadi a proclamé la création de l'État islamique sur les territoires contrôlés par Daech en Irak et en Syrie. Selon le premier ministre israélien, "Israël doit soutenir l'indépendance des Kurdes si cela permet d'affaiblir les terroristes". Deux ans plus tard, cette phrase a une résonance particulière. Et pas seulement parce que Tel Aviv reçoit 77% du pétrole qu'il consomme d'Erbil, ce dont témoigne un rapport publié par le quotidien britannique Financial Times. Les chiffres parlent d'eux-mêmes: rien qu'entre mai et août 2015, Israël a importé 19 millions de barils de pétrole kurde, ce qui représente jusqu'à 240 000 barils par jour — ou 1 milliard de dollars. Selon la presse israélienne, Tel-Aviv fournit également à Erbil une aide militaire limitée.
En ce qui concerne la Turquie, Israël manœuvre en s'abstenant de se rapprocher d'Ankara, sans pour autant rompre les contacts avec ce pays.
La guerre civile en Syrie dicte de nouvelles règles non seulement à la Turquie, mais aussi à Israël, qui a positivement réagi à la fédération proclamée par les Kurdes au nord de la Syrie. Tel-Aviv parie sur les Kurdes dans l'espoir d'affaiblir Bachar al-Assad, qui a l'intention de rétablir la souveraineté syrienne sur le plateau du Golan — occupé par Tsahal pendant la guerre des Six jours en 1967. La stratégie israélienne de rétention arrive même jusqu'aux frontières de l'Iran, qui a laissé clairement entendre qu'il interpréterait l'indépendance du Kurdistan irakien comme un casus belli.
Tel-Aviv ressent le rythme du chaos au Moyen-Orient, que personne n'a encore réussi à tourner à son avantage. Il suffit de rappeler la révolution syrienne de 1925-1927, dirigée par le cheikh druze Sultan al-Atrach. En proclamant l'indépendance de la Syrie, il a lancé un défi à tout le monde: l'administration coloniale de Damas, la France et la Turquie. Malgré la défaite de la révolution, le leader des Druzes, condamné à mort par les Français, en est resté le symbole. De retour d'exil avec les honneurs en 1937, il a prôné jusqu'à la fin de sa vie une Syrie unie en rejetant le statut indépendant de l'État des Druzes sur lequel insistait Paris. Gamal Nasser et Hafez al-Assad lui en étaient reconnaissants. L'histoire pourrait se reproduire. Les capitales occidentales se sont toujours senties rassurées par l'idée qu'elles contrôlaient le Moyen-Orient, même si ce pouvoir était souvent éphémère.