Les gouvernements français et britannique ont permis à Daech de croître, mais les médias évitent soigneusement d’en parler.
La capture de Salah Abdeslam, vraisemblablement l’unique survivant et planificateur du massacre de Paris, fait que les médias se concentrent à nouveau sur la menace d’une attaque terroriste par Daech.
Des questions sont posées sur pourquoi l’homme le plus recherché en Europe a pu tromper la police si longtemps, alors qu’il se cachait dans le district même de Molenbeek à Bruxelles. La télévision et les journaux s’interrogent avec nervosité sur la possibilités que l’EI commette une autre atrocité, pour se replacer à la pointe de l’actualité et prouver qu’il est toujours opérationnel.
Le reportage sur les événements à Bruxelles est du même tonneau que ceux réalisés après les attaques de janvier (Charlie Hebdo), de novembre à Paris, et les massacres sur les plages en Tunisie commis par l’EI l’année dernière.
Pendant plusieurs jours il y a une couverture dominante dans les médias, avec beaucoup plus de temps et d’espace que ce qui est nécessaire pour relater tous les développements. Puis soudainement l’attention se déplace ailleurs et l’EI devient une histoire qui date, traitée comme si le mouvement avait cessé d’exister ou a au moins perdu sa capacité de nous nuire.
Cela ne signifie en rien que l’EI a cessé de tuer des gens - et en grand nombre - depuis le massacre à Paris le 13 novembre... Cela veut juste dire qu’il ne le fait pas en Europe. J’étais à Bagdad le 28 février dernier quand deux attaquants-suicide de l’EI, sur des motos, se sont faits exploser sur un marché en plein air de téléphones portables à Sadr City, tuant 73 personnes et en blessant plus de 100.
Le même jour, des dizaines de combattants de l’EI, montés sur des pick-up et équipés de mitrailleuses lourdes, ont attaqué des avant-postes de l’armée et de la police à Abu Ghraib, le site de la prison tristement célèbre à l’ouest de Bagdad. Il y a eu un premier assaut mené par au moins quatre attaquants-suicide, l’un d’entre eux conduisant un véhicule chargé avec des explosifs jusque dans la caserne, et les combat ont duré pendant des heures autour d’un silo de grain en feu.
Le monde extérieur a à peine noté ces événements sanglants, parce qu’ils semblent faire partie de l’ordre naturel en Irak et en Syrie. Mais le nombre total d’Irakiens tués dans ces deux attaques - avec encore un autre double attentat-suicide sur une mosquée chiite dans le secteur de Shuala à Bagdad quatre jours plus tôt - était à peu près équivalent à celui des 130 personnes qui sont mortes à Paris, tuées par l’EI en novembre dernier.
Il y a toujours eu une déconnexion dans l’esprit du public en Europe entre les guerres en Irak et en Syrie, et les attaques terroristes contre des Européens. C’est en partie parce que Bagdad et Damas sont vus comme des endroits exotiques et effrayants, et les images d’attaques à la bombe sont la norme depuis l’invasion américaine de 2003. Mais il y a une raison plus insidieuse pour laquelle les Européens ne prennent pas suffisamment en considération la relation entre les guerres au Moyen-Orient et la menace à leur propre sécurité.
Cette séparation dans les esprits est pour beaucoup dans l’intérêt des responsables politiques occidentaux, parce qu’elle signifie que le public ne voit pas que leurs politiques désastreuses en Irak, en Afghanistan, en Libye et encore ailleurs, créent les conditions requises pour le développement de l’EI et pour des bandes terroristes du même type que celle à laquelle appartenait Salah Abdeslam..
Les démonstrations émotionnelles officielles qui suivent généralement ces atrocités, telles que la marche de 40 leaders mondiaux dans une rue de Paris après la tuerie de Charlie Hebdo l’année dernière, contribuent à neutraliser n’importe quelle idée que les échecs politiques de ces mêmes responsables pourraient bien être à un certain degré responsables de ces atrocités.
Alors que ce genre de marche est habituellement organisée par ceux qui sont privés de pouvoir, pour protester et afficher leur défi, dans ce cas précis ce n’est qu’un coup de pub pour détourner l’attention sur l’incapacité de ces dirigeants à agir effectivement et à faire cesser les guerres - qu’ils ont pour beaucoup contribuées à provoquer - au Moyen-Orient.
Un aspect étrange de ces conflits est que les dirigeants occidentaux n’ont jamais eu à payer le moindre prix politique pour leur responsabilité dans cette violence, ou pour la poursuite de politiques qui la favorisent. L’EI est une puissance montante en Libye, quelque chose qui ne se serait pas produit si David Cameron et Nicolas Sarkozy n’avaient pas tout fait pour détruire l’État libyen en renversant Gaddafi en 2011.
Et al-Qaïda se renforce au Yémen, où les dirigeants occidentaux ont donné carte blanche à l’Arabie saoudite pour lancer une campagne de bombardement qui a détruit le pays.
Après le massacre dans Paris l’année dernière, il y a eu une vague d’émotion en faveur de la France en même temps que très peu de critique des politiques françaises en Syrie et en Libye, bien qu’elles aient été depuis 2011 à l’avantage de l’EI et d’autres mouvements salafistes.
Cela vaut la peine de citer longuement Fabrice Balanche, le cartographe français et expert sur la Syrie qui travaille aujourd’hui pour l’Institut de Washington pour la Politique au Proche-Orient, au sujet de ces perceptions erronées en France, bien qu’elles s’appliquent également à d’autres pays.
Il a déclaré à Aron Lund de la Fondation Carnegie pour la Paix Internationale : « Les médias ont refusé de voir la révolte syrienne comme quelque chose de différent de la suite des révolutions en Tunisie et en Égypte, à un moment d’enthousiasme pour le Printemps arabe. Les journalistes n’ont pas vu les subtilités sectaires en Syrie, ou peut-être qu’ils n’ont pas voulu les comprendre ; j’ai été censuré beaucoup de fois.
« Les intellectuels syriens dans l’opposition, dont beaucoup avaient été dans l’exil depuis des décennies, ont eu un discours semblable à celui de l’opposition irakienne pendant l’invasion des États-Unis en 2003. Certains d’entre eux ont honnêtement confondu la réalité avec leurs propres espoirs d’une société non-sectaire, mais d’autres - tel que la Confrérie Musulmane - ont voulu assombrir le tableau afin de gagner l’appui des pays occidentaux.
« En 2011-2012, nous avons souffert d’un genre de maccarthysme intellectuel sur la question syrienne : si vous disiez qu’Assad n’allait pas partir dans les trois mois, on vous suspectait d’être payé par le régime syrien. Et avec le ministère français des Affaires Étrangères Français ayant pris fait et cause pour l’opposition syrienne, il aurait été du plus mauvais goût de contredire ses communiqués. »
En prenant le parti de l’opposition syrienne et libyenne et en détruisant les États syrien et libyen, la France et la Grande-Bretagne ont ouvert la porte à l’EI et devraient écoper d’une condamnation pour la montée de l’EI et du terrorisme en Europe. En refusant d’admettre [leurs échecs] et d’apprendre des erreurs passées, les Européens ont très peu fait pour établir les bases de l’actuelle et surprenante « cessation des hostilités » en Syrie qui est presque entièrement le fait des États-Unis et e la Russie.
La Grande-Bretagne et la France ont collé au plus près de l’Arabie Saoudite et des monarchies de Golfe dans leurs politiques envers la Syrie. J’ai demandé à un ancien négociateur pourquoi il en était ainsi et il a répondu d’un ton acerbe : « L’argent ! Ils voulaient les contrats saoudiens. » Après la capture de Salah Abdeslam, il est question de fautes de sécurité qui lui auraient permis d’éviter aussi longtemps d’être arrêté, mais c’est en grande partie inutile car les attaques terroristes continueront tant que l’EI restera puissant.
De nouveau, la couverture médiatique au coup-par-coup va permettre aux gouvernements occidentaux de fuir la responsabilité d’une faille de sécurité encore bien pire : leurs propres et désastreuses politiques.
Avec Info-Palestine