23-11-2024 06:34 AM Jerusalem Timing

Pacte de l’Europe avec le Sultan Erdogan

Pacte de l’Europe avec le Sultan Erdogan

Au lieu de payer 3 milliards d’euros pour les réfugiés, l’Union européenne va payer 6,6 milliards.

Quiconque a déjà marchandé le prix d’un tapis dans un bazar en Turquie sait que ces gens sont plus filous que Henry Kissinger lui-même. Ils finissent toujours par obtenir ce qu’ils veulent, en vous laissant croire que c’est vous qui avez fait une affaire alors que vous l’avez payé à un prix supérieur à celui que vous étiez prêt, au départ, à accepter.

Imaginez une bande de touristes européens ignares, tentant de négocier un deal au sujet des réfugiés avec le marchand de tapis le plus filou du bazar, Ahmet Davoutoglou – Premier ministre turc et grand vizir du Sultan Erdogan. Beaucoup plus que la conclusion d’un accord sordide, l’Union européenne va finir par abandonner ce qui reste de ses principes prétendument humanitaires et démocratiques – son âme – au vendeur de tapis. Mais personne parmi ces eurocrates n’a donc lu le Faust de Goethe ?

Résumons donc ce que l’Union européenne a obtenu de cette leçon de chantage et d’extorsion donnée par Ankara. Au lieu de payer 3 milliards d’euros pour le tapis des réfugiés, elle va payer 6,6 milliards. Elle va faciliter l’entrée de ce qui reste de l’espace Schengen, sans visa, à 75 millions de Turcs. Elle va accélérer la feuille de route bureaucratique pour la pré-intégration de la Turquie en son sein. Et elle va accepter la demande d’Ankara que, pour chaque Syrien renvoyé de Grèce vers la Turquie – plus de 2 000 arrivent chaque jour, à l’heure où nous écrivons – un Turc soit autorisé à s’installer dans ce purgatoire de l’austérité qu’est l’Union Européenne.
C’est ce que la mafia a coutume d’appeler «une offre qu’on ne peut refuser».
Quelle bande d’amateurs !

Les eurocrates ont cru qu’ils avaient signé un contrat – un volet du Plan de coopération Union européenne–Turquie – avant un sommet fatidique à Bruxelles, le 7 mars. Le désespoir absolu de l’Union européenne – surtout de l’Allemagne – était déjà acquis, et sans un accord avec Ankara, l’alternative est l’effondrement de Schengen (ce qui est déjà un fait) et l’effondrement de la confiance des Européens dans les institutions (ce qui est là aussi déjà fait).

Comme l’a dit la chancelière Merkel, à cause de la guerre en Syrie et de la situation géostratégique, un accord avec la Turquie est «dans l’intérêt absolu de l’Europe». Le Président de la Commission européenne, Jean Claude Juncker l’exécutant déviant, a ajouté : «Cet accord va réellement tout changer.»
Eh bien, cela a tout changé pour les Turcs, en tout cas. Ankara était tellement dédaigneuse de cette bande de chochottes qu’elle a lancé sa police sur Zaman, le principal quotidien du pays, a enfoncé les portes, balancé des gaz lacrymogènes, et l’a transformé en un torchon pro-AKP [le parti d’Erdogan, NdT], et s’en est très bien tirée. Des sanctions ? Oh, ça, c’est pour la Syrie – et l’Iran. La Turquie muselle un journal et on la remercie en mettant les procédures d’admission au sein de l’Union européenne en mode turbo. Et voilà pour la liberté de la presse et l’indépendance de la justice.

Se comportant comme s’ils ignoraient tout de leur Histoire, les eurocrates se sont laissés convaincre que le Sultan et son vizir accepteraient l’accord initial parce qu’ils avaient un besoin urgent de l’aide européenne dans la confrontation vicieuse – de leur seul fait – qu’ils ont avec la Russie ; un soutien supplémentaire le long de la frontière syro-turque (le rêve désormais célèbre du Sultan qui voudrait sa zone de sécurité) qui serait ensuite sécurisé par les navires de l’OTAN, utilisés comme garde-côtes.
C’est alors que le vendeur de tapis a sorti son atout-maître, et a invité son meilleur client à dîner.

Imaginez le rusé Davoutoglou tournant en ridicule Merkel à l’ambassade de Turquie à Bruxelles le dimanche 6 mars au matin. Le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte – à la tête de la Présidence tournante – était l’autre touriste invité.
Et voilà Davoutoglou qui fait des tours sur son tapis volant. Plus rien, absolument plus rien de tout ce qui avait été discuté durant des semaines n’était valable. Ankara avait une nouvelle offre, une «offre que l’on ne peut refuser» beaucoup plus sophistiquée, et le sommet de l’Union européenne fut programmé pour le lendemain.

La seule chose à faire pour la pauvre chancelière livide était de se réveiller très tôt le lundi et de tenter de convaincre tout le monde à l’arraché que c’était un vol. [Après le tapis volant, le vol des milliards… NdT]. Tout part à vau-l’eau. Bon nombre de délégations nationales ont ouvertement dénoncé la naïveté de la chancelière. A la fin, il n’y avait plus aucun consensus, rien que la chancelière qui, toute douce, promettait en termes vagues qu’un accord était presque trouvé.

Les Raisins de la Colère, le remake balkanique

Bruxelles a eu jusqu’à la fin de la semaine suivante pour conclure l’accord, pendant un autre sommet de l’Union européenne. Quelle aventure ! On ouvrait là la boîte de Pandore, et les juristes n’en dormaient plus.

Pour commencer, l’Union européenne, d’habitude si à cheval sur les principes, doit réagir à une sorte de déportation de masse de réfugiés, venant de pays où pour la plupart ils n’avaient qu’une protection légale très incertaine. Et c’est aux juristes de l’Union européenne de trouver une échappatoire ; ils élèveront la Turquie au statut de pays tiers sûr. Amnesty International s’en étrangle déjà, mais qui s’en soucie ?

L’échange un-réfugié-pour-un-Turc est encore plus glissant – et il n’y a aucune échappatoire. Seule une apparition sortie tout droit du Walhalla convaincra, parmi d’autres, les pays baltes, la Hongrie, la Pologne, l’Autriche, le Danemark, la Suède et la Slovénie d’accepter l’installation d’encore plus de réfugiés à l’intérieur de leurs frontières. Pour toutes sortes de raisons pratiques, la Route des Balkans est morte quand la Slovénie l’a fermée. Que va faire Berlin ? La ré-ouvrir par une blitzkrieg ?

Plus encore, seul l’éclair de Zeus peut convaincre la Grèce, tout comme Chypre – sans parler de la France ni de l’Italie – qu’ouvrir les portes de l’Union européenne à la Turquie est le juste prix à payer pour en finir avec cette crise.

Alors, en supposant qu’un accord soit conclu, s’ouvrira un autre chapitre de l’une des plus grandes tragédies de notre temps. Ensuite nous retrouverons le scénario des Raisins de la Colère, des âmes perdues courant le long de la Route des Balkans – et parmi elles, beaucoup de familles – se battant jusqu’au bout pour ne pas être renvoyées en Turquie.

Et un autre mystère va demeurer irrésolu : comment cette masse de réfugiés est arrivée ici.

D’abord, ils ont dû traverser furtivement les régions occidentales de la Turquie– une côte très découpée, avec peu de grandes villes et un réseau de cars limité – avant d’atteindre au hasard les îles grecques, surtout Mytilène et Kos, mais aussi Chios et Kastellorizo. Ils ont dû faire plus de 1 000 kilomètres depuis la frontière syro-turque – où beaucoup se morfondaient.

Ils sont partis parce qu’Ankara leur a dit de le faire. Ils ont dû profiter, directement ou par des voies détournées, d’un peu d’aide de la Turquie pour passer d’un car à un autre, et encore à un autre. Imaginez les réseaux du Sultan, transportant leurs cargaisons clandestines de migrants en cars, les déposant sur le seuil de mafias de contrebandiers avec les bons contacts, prêts à être embarqués pour la Grèce.

Parlons donc d’une cargaison très rentable. Et cette cargaison est en train de rapporter à Ankara des bénéfices considérables, autour de 6,6 milliards sans compter d’énormes avantages en nature. Et ces touristes eurocrates qui sont désolés croient qu’ils ont fait l’affaire du siècle, mais le tapis qu’ils ramènent chez eux est déjà complètement pourri.

Source: Mondialisation