Port Saïd serait la nouvelle victime d’un complot visant à garder les militaires au pouvoir
Près de 80 tués après un match. Pourquoi? Et comment? Et qui est responsable??? Un match tout à fait normal, qui tourne en bain de sang.
Ça devait être une formalité. La Coupe d'Egypte venait de reprendre. Al-Ahly, l'équipe la plus titrée d'Afrique rencontrait mercredi soir une formation de seconde zone, les Al Masry, dans une ville moyenne, Port-Saïd.
Mais al-Ahly perd le match, 3-1. Comme si Sochaux s'imposait contre le Real Madrid. Personne n'a le temps de s'étonner du résultat : au coup de sifflet final, les supporteurs d'al-Masry envahissent la pelouse, pourchassent les joueurs, s'attaquent aux spectateurs... Les vainqueurs s'en prennent aux vaincus. Les footballeurs se réfugient dans les vestiaires. Mohammed Abou-Treika, l'un des leaders d'al-Ahly, appelle son club en hurlant : "La sécurité nous a abandonnés, ils ne nous protègent pas. Un supporteur vient de mourir en face de moi."
Sur le terrain, la foule a envahi la pelouse. Puis la lumière s'éteint. Les rares policiers présents sont en effet restés passifs face au déferlement de violence. Une heure plus tard, près de 80 personnes sont mortes écrasées ou tuées à l'arme blanche et des milliers sont blessées.
Soupçons
Au Caire, c'est l'incompréhension et, très vite, le soupçon. "Comment on a pu laisser faire ça ?» se demande la rue.
Pour la spécialiste de l'Egypte Sophie Pommier, « C'est une constante en Egypte depuis la révolution, les policiers restent inactifs alors que les incidents se multiplient et que le port d'armes se banalise ».
En Egypte, tout le monde se demande pourquoi le Conseil supérieur des forces armées (CSFA) ne fait rien. La police se venge-t-elle des accusations dont elle est l'objet ? Les militaires ont-ils tendu un piège aux ultras en soudoyant des supporters pour pouvoir rester au pouvoir jusqu'en juin, date prévue du transfert de l'exécutif aux civils ? Des témoins affirment en tout cas que des hommes de main armés de couteaux et de machettes avaient infiltré les supporters. Et pourquoi ces événements ont éclaté à une semaine du grand derby du Caire entre Al-Ahli et Zamalek, dont les ultras respectifs avaient promis de faire cause commune contre le pouvoir militaire.
Déjà, les soupçons se portent sur le CSFA. L'Assemblée du peuple discutait ces derniers jours du maintien de l'état d'urgence. Le maréchal Tantaoui, leader actuel de l'Égypte, promettait sa levée, sauf pour les "voyous" - sans préciser ce qu'était un voyou. Pour les opposants, maintenir les troubles est le meilleur moyen pour l'armée de rester au pouvoir. A ce sujet, ils pointent les événements inhabituels : le gouverneur de Port-Saïd et son chef de la sécurité n'ont pas assisté, comme c'est l'usage, au match. Les forces de l'ordre sont restées passives. Et pourquoi avoir éteint les lumières du stade alors que le chaos commençait ?
Accusations
Ces détails, dans une Égypte prompte aux complots, poussent certaines figures à dénoncer les autorités. L'intellectuel Amr Hamzawy réclame le départ du ministre de l'Intérieur. Ziad el-Elaimy, parlementaire membre du Parti social-démocrate, accuse : "Ce n'est pas une coïncidence. Ce massacre (…) arrive un jour après que les autorités essaient de nous convaincre de maintenir l'état d'urgence."
Les Frères musulmans, sortis majoritaires après le départ d'Hosni Moubarak, alors que les militants libéraux les accusent d'avoir vendu la révolution aux militaires - pour s'emparer, in fine, du pouvoir, ont accusé les partisans de l'ex président, d'être responsables des violences.
Le chef du Parlement, Saad al-Katatni, issu de la confrérie, a estimé lors d'une séance houleuse que "la révolution est face à un grand danger". "Ce massacre est dû à une négligence énorme de la Sécurité", a-t-il dit, sans aller jusqu'à demander la chute du gouvernement.
Mahmoud Hussein, secrétaire général des Frères musulmans, a quand à lui fait porter « l'entière responsabilité » de ce massacre au CSFA et au ministère de l'intérieur. Des députés ont en revanche réclamé le "limogeage" du cabinet, en faisant porter au CSFA "l'entière responsabilité" de ces évènements et en l'appelant à partir.
Tahrir, entre tristesse et colère
Sur la place Tahrir, symbole de la révolution au Caire, l'heure est grave. Par milliers, ils ont convergé vers la place Tahrir. L'heure n'était pas à la fête. Sur les bandeaux, sur les drapeaux, un mot revient sans cesse : "deuil".
"Comment a-t-on pu laisser faire ça ! Soixante-dix morts ! Si les forces de l'ordre avaient fait leur travail, on en serait resté à des provocations !" siffle Magdy Hussein. Supporteurs d'al-Ahly, certains de ses camarades sont morts hier. Les autres se mobilisent avec lui aujourd'hui. Pour l'occasion, le club de Zamalek s'est joint à son éternel adversaire. Inimaginable hier encore. Comme si l'OM et le PSG défilaient ensemble.
Aujourd'hui, les Ultras d'Ahlis reviennent dans la partie. Ce sont ces mêmes ultras égyptiens, ces supporters de foot qui ont été érigés en héros de la révolution après avoir aidé à la victoire de la révolution. L'an dernier, ils furent les troupes de choc des révolutionnaires. Ce sont eux qui, entre autre ont défait l'attaque des chameaux sur Tahrir et qui animaient les manifestations avec leurs slogans, tous plus inventifs les uns que les autres.
Ces supporteurs ne veulent pas laisser le drame de Port-Saïd impuni. Ils sont arrivés en masse à la gare du Caire pour accueillir leurs blessés au retour du match. Aujourd'hui, ils veulent « marcher sur le ministère de l'Intérieur ». Comme ils l'ont fait, il y a tout juste un an, quand Moubarak était au pouvoir.
Ils ont mis en cause le maréchal Tantaoui, chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA) au pouvoir, qu'ils accusent d'avoir permis, sinon provoqué, ces violences. « Nous voulons ta tête, traître Tantaoui », ont-ils écrit sur Facebook.
Très vite, une grande partie du cortège se dirige vers le ministère de l'Intérieur. Le face-à-face est tendu. Des pierres volent déjà, et déjà, les forces de l'ordre répliquent avec les gaz lacrymogènes. Plus de 600 blessés selon la télévision d’Etat.
"Ils savent protéger un ministère, mais pas un stade !", lançaient des manifestants, dont la colère était surtout dirigée contre le maréchal Hussein Tantaoui, le chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA) au pouvoir depuis la chute de Hosni Moubarak il y a un an.
"Le peuple veut l'exécution du maréchal! Dégage!", criaient-ils.
Les heurts se sont étendus à la ville de Suez (nord-est), où de violents affrontements également liés aux évènements de Port-Saïd opposaient policiers et manifestants autour du siège de la direction de la sécurité, faisant quatre blessés selon la Mena.Quel que soit le coupable des événements de Port-Saïd, l'Égypte s'engage dans un nouveau bras de fer.