Les lobbyistes occupent une place croissante dans les médias. Épaulés par des experts aux ordres et des journalistes peu téméraires, ils influencent avec régularité le contenu de l’information.
Nous reproduisons ci-dessous, avec l’autorisation de l’éditeur, de larges extraits du chapitre X du livre L’Industrie du Mensonge – Relations publiques, lobbying et démocratie, consacré à la place des consultants dans la construction de l’information. (Acrimed)
La presse est l’un des éléments les plus sacrés de l’imaginaire collectif des Américains. Les journalistes, censés être les grands prêtres de la vérité et de la sagesse, occupent aux côtés des détectives privés et des inspecteurs de police une place prépondérante dans les esprits.
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En réalité, comme le reconnaissent volontiers ceux qui le vivent de l’intérieur, la réalité de ce métier se situe souvent aux antipodes de ce qu’il paraît être. Le personnel est notoirement sous-payé et surchargé de travail.
Dans une démocratie, on est en droit d’attendre que la presse libre et indépendante fournisse toutes les informations susceptibles de nourrir le débat public ; qu’elle révèle la corruption, éclaire les principaux problèmes sociaux et permette à des citoyens bien informés de se faire une opinion et de prendre des décisions. La réalité d’aujourd’hui est toutefois bien éloignée de cet idéal. Le journalisme est en pleine débâcle et cette déliquescence donne aux agences de lobbying de nouvelles occasions de faire la pluie et le beau temps dans les salles de rédaction.
Pour commencer, les médias constituent en eux-mêmes une énorme et juteuse affaire commerciale, propriété d’un club de plus en plus fermé de multinationales. « La technologie moderne et le système économique des États-Unis ont généré, dans la plus grande discrétion, une nouvelle forme d’autorité centralisée en matière d’information », explique Ben Bagdikian dans un ouvrage majeur, paru en 1982, The Media Monopoly (Le Monopole des médias). « Dans les années 1980, la plus grande partie des médias américains – journaux, magazines, chaînes de radio et de télévision, maisons d’édition et studios de cinéma – étaient sous le contrôle d’une cinquantaine d’entreprises géantes. Ces entreprises elles-mêmes étaient financièrement liées à de grosses sociétés industrielles et à quelques banques internationales. » Bagdikian admet que « certaines voix échappent au contrôle de ces entreprises dominantes » mais que la plupart de ces réfractaires« appartiennent à de petites structures locales » et que « leur murmure tend à être complètement enseveli par le fracas des principaux médias ». Lorsque Bagdikian a réactualisé son livre en 1993, il n’a pu que constater avec effroi qu’en une décennie la concentration des médias s’était accélérée au point que plus de la moitié appartenait à moins de vingt géants des affaires.
Lorsque nous l’avons interviewé, en août 1995, il a reconnu que la situation empirait « à une telle cadence qu’il était devenu très difficile d’avancer des chiffres. On voit surgir des super-géants tels que Disney, Time-Warner, la chaîne câblée TCI ou des sociétés de téléphonie. L’éventail des acteurs en lice est incroyablement divers. Des entreprises géantes et super-géantes se lancent dans des joint-ventures. Le journalisme – la presse écrite comme la presse parlée – est officiellement placé sous le contrôle d’un certain nombre d’entreprises financières qui n’ont rien à voir avec le journalisme. Les conflits d’intérêts entre le besoin d’information objective que ressent le public et l’information “positive” que privilégient les entreprises ne cessent de s’aggraver ».
« Lorsqu’une grosse entreprise achète un journal local, explique Buck Donham, ancien rédacteur en chef dans l’Arkansas et à Hawaï, la qualité s’en ressent généralement à très court terme. Ils pratiquent ce que j’appellerai un “journalisme minimal” : pour citer le défunt Don Reynolds, fondateur d’un grand groupe de presse, la partie éditoriale est la “matière grise qui remplit les blancs entre les espaces publicitaires”. Voici comment opèrent ces gros bonnets de l’industrie : après avoir acheté un journal, ils proclament urbi et orbi que les responsables locaux garderont le contrôle éditorial, jurant leurs grands dieux qu’ils se garderont d’intervenir sur le contenu des articles.
La plupart du temps, ils gardent l’ancien rédacteur en chef. Toutefois, ils imposent petit à petit leurs volontés, tant et si bien que le rédacteur se voit contraint de démissionner, généralement dans les six mois ou l’année qui suit. Les propriétaires du journal gardent juste ce qu’il faut de personnel pour maintenir la parution régulière du quotidien ou de l’hebdomadaire. Ils cessent de réinvestir les bénéfices pour les détourner au profit de la maison mère. Ils valorisent le contenu publicitaire et la rentabilité au détriment de l’information. Au bout d’un an ou deux, la situation est claire. Les derniers éléments du personnel éditorial sont tellement occupés à assurer la survie du journal qu’ils n’ont plus le temps d’enquêter ni de vérifier les faits en profondeur. La publication ne repose plus que sur un journalisme superficiel et sur les dépêches des agences de presse. ( …) »
Un tel contexte, très certainement démoralisant pour les journalistes, est très profitable aux lobbyistes. Dans un livre intituléPR : How the PR Industry Writes the News (Comment les consultants rédigent l’information), Jeff et Marie Blyskal font remarquer que « les consultants savent très bien comment réagissent les journalistes. Ils adaptent leurs communiqués en conséquence, afin que les journaux les acceptent et les publient. De ce fait, une grande partie des informations que le public lit dans la presse écrite, regarde à la télévision ou écoute à la radio sont influencées et déformées par ces gens. (…) ».
Info ou intox ?
Aujourd’hui, le nombre des attachés de presse est supérieur à celui des journalistes professionnels, et l’écart ne fait que se creuser. Un reporter est assailli chaque jour par des dizaines, pour ne pas dire des centaines de dépêches ou d’infos transmises par téléphone, lettre, fax et maintenant courrier électronique.
La société PR Newswire prétend être depuis 40 ans le « leader incontesté dans la diffusion des informations des entreprises, des associations et des institutions auprès des médias et du monde de la finance ». (…) D’autres agences-conseil se spécialisent dans la diffusion, auprès de la grande presse, d’articles de fond ou de tribunes libres écrits par des lobbyistes sur des sujets divers et ayant toute l’apparence de « vraies » infos. La société North American Precis Syndicate (NAPS), par exemple, envoie des « reportages en kit », de la part des plus grandes agences-conseil et des entreprises les plus prestigieuses à 10 000 journaux et magazines. Bien entendu, les journalistes surchargés de travail accueillent cette offre très intéressée avec plus de soulagement que de méfiance.
Les médias se soumettent donc à ce système. Associated Press gagne désormais beaucoup d’argent en diffusant sous forme numérisée des photos d’agences-conseil aux 400 journaux qui ont accepté de les recevoir. (…)
La diffusion généralisée de reportages « clés en main » pour la radio ou la télévision est une pratique assez peu connue, qui a pris son essor durant les années 1980, lorsque les agences de lobbying se sont aperçues que les diffuseurs acceptaient de présenter comme des reportages d’information, le plus souvent sans rien y changer, les séquences, voire les programmes entiers qu’elles pouvaient filmer, mettre en forme et produire.
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« Les reportages préfabriqués sont des produits aussi largement diffusés par les agences de lobbying que les communiqués de presse classiques, affirme George Glazer, vice-président principal de Hill & Knowlton. En fait, la plupart d’entre elles en sont déjà à la deuxième génération de ces reportages. Nous utilisons quotidiennement des transmissions par satellite à partir de nos bureaux. Nous attendons avec impatience la mise en place des systèmes à fibre optique, qui nous permettront d’établir des réseaux à travers le pays. À quelques exceptions près, les directeurs de programme refusent de participer à la normalisation de ce type de reportages, le plus souvent parce qu’ils refusent d’admettre qu’ils y ont eux-mêmes recours. (…)
Un responsable de Gray & Company épingle quand à lui l’hypocrisie des médias : « J’ai lu dans Broadcasting les lettres indignées d’un certain nombre de journalistes après l’annonce de la distribution de reportages prêts à l’emploi. Ils protestaient : “Quelle horreur ! Il ne saurait en être question !” Ce sont les mêmes qui m’ont appelé pour obtenir les coordonnées exactes du satellite afin de pouvoir se procurer ces reportages. Ils savaient parfaitement qui nous étions. Un autre responsable de Gray & Company raconte encore : « J’ai vraiment été scandalisé de ce double langage des médias. Ils sont libres d’utiliser nos séquences, de les rejeter, d’employer la bande B ou d’écrire leurs propres scripts. Mais la plupart d’entre eux les reçoivent et les diffusent aussi sec. Ils mettent dans la machine et ils appuient sur la touche lecture. »
L’interpénétration croissante des informations et de la publicité est« gênante », observe non sans ironie le consultant en relations publiques Kirk Hallahan, parce qu’elle affaiblit la crédibilité des médias traditionnels… « Chaque fois qu’un journal prévoit dans ses pages un espace publicitaire gratuit, ou chaque fois qu’une chaîne de télévision présente un publi-reportage comme s’il s’agissait d’un vrai documentaire, les responsables de ces médias dévalorisent leur produit. Autrefois, lorsqu’un support traitait un sujet, l’annonceur y gagnait davantage qu’une simple citation. Le client, le produit ou la cause se voyaient investis d’un certain relief et d’une certaine légitimité. […] Et cette légitimité sera perdue, annonce-t-il, si le public cesse de voir une différence entre l’information et la propagande payée. […] Nous ne pouvons pas nous permettre de tuer la poule aux œufs d’or. Si le public venait à retirer sa confiance aux médias, le résultat pourrait être catastrophique. »
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Les experts sont formels…
Les publicitaires ont compris depuis longtemps que l’un des moyens les plus efficaces de convaincre le public est de faire passer un message par la voix d’un « spécialiste » unanimement reconnu – chercheur, médecin ou professeur d’université. (…) Les consultants sont désormais également passés maîtres dans l’art de se faire cautionner par un « expert indépendant » censément impartial – ruse grossière qui, malgré la réputation de méfiance des journalistes, marche pratiquement à tous les coups.
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Les agences de lobbying financent aussi des« instituts de recherche à but non lucratif » dont les « experts indépendants » roulent bien évidemment pour eux.
Les journalistes vérifient rarement leurs sources en profondeur. Si bien que les spécialistes de groupes tels que le Conseil américain pour la science et la santé sont souvent cités comme de véritables experts scientifiques.
(…)Ce type d’« experts » sont légion, qui manipulent les statistiques pour cacher à l’opinion publique.
Le syndrome de la porte à tambour
Les journalistes sont rarement capables d’analyser leur propre milieu professionnel et le rôle des agences de lobbying. On peut le regretter car un grand nombre d’entre eux sont largement dépendants de ces agences en matière de sources, de citations, de sujets et même… d’idées. Selon Jeff et Marie Blyskal, « la presse a plus que jamais partie liée avec les lobbyistes. Comme un alcoolique qui refuse d’admettre qu’il a un problème avec la boisson, ces journalistes sont trop lourdement intoxiqués par les lobbyistes pour s’apercevoir que quelque chose cloche. En fait, la presse prétendument indépendante voire insolente fait tout ce qu’il faut pour se voiler la face.»
Les nouvelles « préfabriquées » et les « experts » obligeamment fournis par les industriels sont d’une efficacité d’autant plus redoutable qu’ils ne peuvent que rendre service à un directeur de chaîne soucieux de ses finances.
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Les annonceurs publicitaires ont une énorme influence sur le contenu même des informations – même si les rédacteurs en chef refusent de le reconnaître. Rien que dans les médias américains, les grandes entreprises investissent cent milliards de dollars par an dans la publicité, lesquels tombent directement dans les caisses des médias. L’auteur de The Media Monopoly, Ben Bagdikian, souligne qu’un travail de « sélection attentive des sujets d’actualité, visant à rendre la publicité plus efficace, est devenu si courant qu’il a été promu au rang de technique de pointe et de savoir-faire éditorial ». (…)
Fusions, rachats et nouvelles technologies électroniques ne font qu’accélérer un peu plus l’effondrement des murs censés séparer journalisme, publicité et relations publiques. Deux des plus grosses agences-conseil du monde, Burson-Marsteller et Hill & Knowlton, sont aux mains des deux plus gros conglomérats publicitaires, à savoir Young & Rubicam et le groupe WPP. Ces deux géants de la pub et du lobbying achètent des milliards de dollars d’espaces publicitaires dans la presse et à la télévision. On compte parmi leurs clients des firmes comme Philip Morris, McDonald’s, Ford, Johnson & Johnson, AT&T, Pepsi, Coca-Cola, NutraSweet, Revlon, Reebok et des centaines de gros annonceurs.
Le Centre d’étude des pratiques commerciales, association à but non lucratif, a invité en 1992 quelque 200 journalistes à une conférence de presse organisée à Washington, au cours de laquelle a été distribué un rapport intitulé Dictating Content : How Advertising Pressure Can Corrupt a Free Press (Sous la dictée : comment la pression de la publicité peut corrompre une presse libre). Ce texte signalait des dizaines de cas d’auto-censure résultant du contexte « imposé par les annonceurs et de pressions afférentes ». Presque aucun des journalistes invités n’a assisté à cette conférence, et le rapport n’a généré pratiquement aucun commentaire dans la presse.
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« On peut parler du syndrome de la porte à tambour, écrit John Dillon, reporter dans un journal du Vermont. Cette porte se trouve placée entre le gouvernement et les lobbies, mais aussi entre la presse et les agences-conseil. Comme ces attachés parlementaires tentés de vendre leurs compétences et leur carnet d’adresses en échange d’un salaire de lobbyiste, les journalistes découragés ou fauchés ont bien envie d’aller voir si, du côté du lobbying, l’herbe est plus verte. [25] » Selon Susan Trento, cette porte à tambour et la collaboration qu’elle nourrit entre les privilégiés de Washington expliquent en grande partie l’impasse dans laquelle se trouve engagée la politique américaine : « Il semble que rien ne change. Que rien ne soit fait. Que personne ne cherche jamais à assainir la situation. Du Watergate à l’affaire de la BCCI en passant par les scandales du Koreagate, du Debategate ou du HUD II, il semble que les mêmes personnes commettent sans cesse les mêmes malversations, et qu’elles ne soient jamais punies sans que personne ne s’en préoccupe. Les trois côtés du triangle constitué par les médias, le gouvernement, et les agences de lobbying se protègent mutuellement. »
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