Une lecture désacralisée des chiffres des victimes syriennes diffusés par l’ONU
Le bilan humain de la crise syrienne présenté mercredi sous les auspices de l’ONU est plus élevé, avec 60.000 morts, que celui de l’OSDH, mais les deux estimations présentent les mêmes « vices de forme » :
- D’abord une précision d'un rien surréaliste : le Haut-commissariat de l’ONU prétend avoir identifié 59 648 personnes tuées en Syrie entre mars 2011 et novembre 2012. Comment être si précis quand presque toutes les catégories de victimes sont l’enjeu de propagandes adverses: le nombre de soldats et policiers tués en service n’est pas le même selon le gouvernement et l’OSDH.
Lequel OSDH continue d’escamoter la plupart des combattants rebelles tués dans la rubrique « civils » de ses bilans sous le mince prétexte qu’ils ne sont pas des déserteurs de l’armée. Quid aussi des victimes civiles de la rébellion, de plus en plus nombreuses au cours de l’année écoulée ? Et où sont dans ces totaux les combattants rebelles venus de l’étranger, dont le nombre a crû lui aussi exponentiellement en 2012 ? Et les personnes disparues et/ou enlevées ?
Où R.A. Rahmane reconnait qu’il ne sait pas grand-chose
L’AFP citait hier à ce sujet son principal « fournisseur », Rami Abdel Rahmane. Le patron de l’OSDH, qui a eu un quasi-monopole, en France et en Occident, des statistiques du conflit syrien depuis son début, a eu cet éclairage qui relativise toutes les infos qu’il a fournies en une vingtaine de mois à l’AFP et aux autres : « Les rebelles et l’armée ne révèlent pas le nombre de morts dans leurs rangs pour ne pas porter un coup au moral des troupes ».
Le gouvernement syrien l’a fait jusqu’à l’été 2012 et l’agence Sana rendait quotidiennement compte des obsèques militaires jusqu’à la fin du mois de juin. Depuis c’est le black-out sur le sujet. Quant aux rebelles, les pertes qu’ils infligeaient à l’armée comme celles qu’ils subissaient étaient d’une non-fiabilité absolue, la vantardise ou la propagande leur tenant lieu de communication.
Par ses propos, R. Abdel Rahmane, qui a abondamment relayé pendant un an et demi – quitte à se monter un peu plus « circonspect » aujourd’hui – cette propagande rebelle, reconnait implicitement que ses bilans sont viciés à la base. Du coup, avec une désinvolture statistique remarquable, il envisage que le bilan total des victimes pourrait approcher les 100 000, soit plus du double de sa dernière estimation «officielle». L’essentiel étant pour lui de continuer sa propagande anti-Bachar
- Car ensuite, il y a l’inévitable interprétation-manipulation médiatique de ces bilans, OSDH ou onusiens : implicitement, les journalistes présentent les 45 000 ou 60 000 victimes «comptabilisées» comme autant de victimes du régime syrien, seul responsable des violences selon leur grille de lecture. C’est gros mais ça marche dans le subconscient du téléspectateur pressé.
La haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations-Unies, Navi Pillay – clairement pas une amie du gouvernement syrien – explique son bilan plus élevé notamment par la prise en compte de « milliers de personnes disparues ou en détention ». Mais les disparus sont encore plus difficiles à appréhender statistiquement que les morts : ils peuvent avoir disparu en se réfugiant à l’étranger. Et à en croire Navi Pillay, une personne détenue pour raisons politiques en Syrie est un mort en puissance.
Ajoutons que parmi les disparus, il y a les enlevés. Or les groupes rebelles se sont fait une sorte de spécialité de ces enlèvements, pour des raisons pas toujours politiques ou religieuses.
Quelques glissements progressifs vers la réalité
Soyons juste, Navi Pillay apporte quand même quelques « correctifs » par rapport à ses affirmations des mois passés. Elle dit aussi prendre en compte les « chabihas » (théoriquement miliciens civils auxiliaires de l’armée) tués par les opposants. Il y en a eu évidemment un certain nombre de tués, mais on sait bien que pour les opposants et rebelles, «chabiha » est une commodité de langage, tout partisan civil du régime, ou membre d’une communauté jugée tiède ou opposée, est décrété « chabiha » : un scientifique, un chrétien, un propriétaire agricole peuvent être supprimés comme « chabihas » .
Autre petit progrès dialectique, Madame Pillay a cette phrase en forme de mise au point tardive : « On assiste à une prolifération de crimes graves par les deux parties, y compris des crimes de guerre, et très probablement, des crimes contre l’humanité ».
C’est le dernier état de la doxa politico-médiatique sur la Syrie : il n’est plus possible de passer sous silence le comportement chronique des rebelles, et l’on tend à renvoyer dos à dos les deux camps. Un précédent rapport onusien disait que les opposants commettaient des crimes, mais « dans une moindre mesure » que l’armée et le gouvernement. Qu’on « sache » donc qu’officiellement et désormais, les rebelles commettent des crimes à parité avec le régime.
Les deux violences
À parité, nous ne le croyons pas : les massacres délibérés de populations civiles, les exécutions ou assassinats ciblés pour des raisons politiques et religieuses, ils sont dans la « tradition » des bandes de fanatiques qui écument le pays. Leur justice religieuse et surtout sommaire a prononcé des centaines, ou des milliers de condamnations à mort, de Homs/Bab Amr à Alep-est. Et le massacre le plus médiatisé de femmes et d’enfant, celui de Houla-Taldo en mai dernier, a été l’œuvre de bandes islamistes avides de massacrer des infidèles alaouites ou chiites. Qu’on songe que ces même djihadistes tuent ou menacent des personnalités religieuses sunnites parce qu’elles refusent leur logique folle d’épuration religieuse.
Qui a tué le fil du Grand mufti de Syrie ? Pas les chabihas.
Loin de nous de prétendre que les forces gouvernementales, dans cette guerre inexpiable qu’elles mènent depuis près de deux ans, ont les mains pures. Une vidéo qui circule ces derniers jours montre deux prisonniers d’hommes appartenant apparemment à une unité gouvernementale torturés à coups de couteau pendant deux ou trois minutes avant d’être achevés. C’est insoutenable et c’est évidemment condamnable, les auteurs de ces actes se comportant en l’occurrence comme les pires de leurs ennemis islamistes. Ne donnons pas dans l’angélisme hypocrite : les soldats, policiers et miliciens gouvernementaux savent quel sort atroce – égorgement, décapitation – ces mêmes rebelles ont réservé à certains de leurs camarades tombés entre leurs mains. Les membres du Front al-Nosra se vantent de ne pas faire de prisonniers. Dans une guerre (en partie) civile, où tout a été fait par les ennemis de la Syrie laïque pour aviver les divisions communautaires, la guerre peut prendre la sale allure de la vendetta religieuse ou ethnique.
Mais il y a ce qui est structurel et ce qui est fortuit, exceptionnel. Nous ne pensons pas que ces comportements sont la norme dans l’armée syrienne. Alors qu’ils relèvent d’une seconde nature chez les « fous de Dieu » nourris aux prêches d’al-Qaïda et des docteurs en wahhabisme. Il n’y a pas, côté gouvernemental, de cheikh Aroor qui invite ses partisans à découper en morceaux les ennemis. L’armée a tué sans doute pas mal de civils en Syrie. Mais ils étaient des victimes collatérales de combats menés, par la volonté et la tactique des rebelles, en milieu urbain, où les habitants, retenus contre leur gré dans la zone des combats, servent de bouclier humain et aussi d’argument de propagande aux rebelles. On nous a montré ces dernières heures un carnage consécutif à un bombardement de l’armée d’une station-service dans la région de Damas : des civils ont évidemment été tués dans cette frappe. Mais des rebelles aussi : dans une zone sous contrôle insurgé, une station-service, un dépôt de carburant sont évidemment des cibles militaires.
L’armée syrienne fait une guerre à laquelle elle n’était absolument pas préparée. Elle a dû se former « sur le tas », et ça n’est pas allé sans bavures et victimes innocentes. Aujourd’hui, elle combat mieux les rebelles qu’elle ne le faisait hier, s’efforçant de les attirer en concentrations plus vulnérables. Elle n’est pas là pour massacrer sa population, ce qui serait non seulement indigne mais politiquement suicidaire. Un scrupule que ne peut évidemment avoir un djihadiste libyen, tunisien ou tchétchène qui voit la Syrie et son peuple comme un champ d’expérimentation de sa guerre sainte.
Entre la violence de l’armée et celle de l’insurrection, il n’y a pas qu’une différence d’intensité, il y a une différence de nature.
Louis Denghien
InfoSyrie